R. Carbajal, S. Veerapen, S. Couderc, Y. Ville
CHI Poissy/St-Germain-en-Laye – Site de Poissy
1- INTRODUCTION
La prise en charge des nouveau-nés comporte, entre autres, au moins une prise de sang pendant les premiers jours de vie. Ces prélèvements sont réalisés même chez les enfants bien portants, et bien évidemment ils sont encore plus fréquents chez les enfants qui sont malades. La capacité du nouveau-né à ressentir la douleur a été largement démontrée. Les structures nécessaires à cette perception sont présentes dès le troisième trimestre de vie fœtale (1, 2). Le traitement de la douleur chez le nouveau-né s’impose ; premièrement, pour des raisons humaines, et, deuxièmement, parce que la douleur chez le nouveau-né peut conduire à une diminution de l’oxygénation, à une instabilité hémodynamique ou à une augmentation de la pression intracrânienne (2). Des études récentes ont montré que même une douleur brève peut avoir des effets négatifs durables (3). Ces connaissances ont conduit plusieurs équipes de néonatologie à développer des stratégies pour soulager la douleur des gestes thérapeutiques et diagnostiques réalisés chez le nouveau-né. Pour les nouveau-nés qui reçoivent des soins de réanimation, des morphiniques sont fréquemment prescrits. Cependant, pour les enfants qui subissent des gestes douloureux mineurs, mais souvent répétitifs, ou pour ceux qui ne sont pas en réanimation, peu de moyens analgésiques sont disponibles.
Quelques études récentes ont montré que des interventions simples et bénignes telles que l’administration orale de solutions sucrées (4), ou de lait (5), ou la succion d’une tétine (4, 6) ont un effet antalgique chez le nouveau-né lors des actes douloureux.
2 – BASES POUR L’HYPOTHESE D’UN EFFET ANALGESIQUE POUR LE NOUVEAU-NE DE L’ALLAITEMENT MATERNEL
EFFETS ANALGESIQUES DES SOLUTIONS SUCREES ET DE LA SUCCION
2.1. Expérience animale
Les effets apaisants et analgésiques des solutions sucrées ont été largement étudiés chez le rat nouveau-né. Blass et al ont montré chez des rats âgés de 10 jours que l’administration orale de saccharose à 3,5%, 7,5%, ou 11,5% entraînait une diminution des vocalisations créées par l’isolement de l’animal, et une élévation du seuil douloureux de l’animal. Ces effets ont été abolis par l’administration préalable de naltrexone (antagoniste morphinique) (7). Blass et Shide ont comparé dans une autre étude chez des rats âgés de 10 jours isolés de leur mère et de leur portée les effets analgésiques de l’administration de saccharose, glucose, fructose, lactose, eau distillée, par rapport à un groupe contrôle. Le saccharose, le glucose et le fructose ont réduit les vocalisations de l’animal et élevé le seuil de retrait de la patte d’une plaque chaude (8). Le lactose n’a entraîné aucun effet analgésique ni apaisant.
2.2. Solution sucrées et succion chez le nouveau-né humain
• Saccharose
Blass et collaborateurs ont rapporté en 1991 un effet antalgique du saccharose, diholoside constitué d’une molécule de glucose et d’une molécule de fructose, chez le nouveau-né à terme. L’administration orale de 2 ml de saccharose à 12 % deux minutes avant un prélèvement au talon avait diminué le temps de pleurs de 50 % (4). Houari et collaborateurs ont étudié l’effet antalgique de 2 ml de saccharose à 12,5 %, 25 %, et 50 % chez des nouveau-nés sains. L’effet antalgique a été dépendant de la concentration de saccharose utilisée ; ainsi, il est devenu significatif à partir de 25 % (9). Ramenghi et collaborateurs ont rapporté en 1996 l’effet analgésique de l’administration orale de 1 ml de saccharose à 25 % chez des prématurés de 32 à 34 semaines d’aménorrhée avant une piqûre au talon. (10). Une seule étude publiée en 1993 n’a pas retrouvé l’effet analgésique du saccharose. Ils avaient utilisé du saccharose à 7,5 % chez des nouveau-nés à terme (11) ; l’absence d’effet analgésique était probablement due à l’utilisation d’une solution de saccharose de trop faible concentration.
• Solutions sucrées
Ramenghi et al ont signalé l’effet analgésique de 2 ml d’un édulcorant (sans sucre) concentré à 40 % administré oralement avant une piqûre au talon chez le nouveau-né à terme (12). Blass et Smith ont réalisé une étude comparant les effets réconfortants de l’administration de 0,1 ml de saccharose à 17,4%, fructose à 9,1%, glucose à 9,1%, lactose à 17,4%, et eau stérile chez 40 nouveau-nés à terme âgés de 1 à 3 jours pleurant spontanément (13). Le saccharose et le fructose ont montré le meilleur effet réconfortant. Le glucose a calmé 50% des enfants mais la différence avec le groupe saccharose n’était pas statistiquement significative. Le lactose n’a pas été efficace pour calmer les enfants.
• Glucose
Une étude faite chez le nouveau-né âgé de 1 à 3 jours a montré que le glucose a aussi un effet antalgique ; cet effet était discrètement inférieur à celui du saccharose mais la différence n’était pas statistiquement significative (13). Skogsdal et al ont rapporté en 1997 chez 120 nouveau-nés à terme que l’administration de 1 ml de glucose à 30% diminue la douleur induite par une ponction au talon (14). L’administration de glucose à 10% n’a pas montré le même effet. Erikson et al ont rapporté une étude sur 120 nouveau-nés à terme subissant des ponctions veineuses et des ponctions au talon ; la douleur, évaluée par l’intensité des pleurs et par l’échelle de la douleur PIPP, était diminuée par l’administration de 1 ml de glucose à 30% (15).
• Lait
Blass a rapporté une étude réalisée chez 72 nouveau-nés à terme subissant une ponction au talon. Il a retrouvé que l’administration de 2 ml de saccharose à 12% ainsi que l’administration de 2 ml de lait ont diminué la durée des pleurs. Cependant, le saccharose a été plus efficace que le lait. Le lactose seul s’est montré inefficace chez ces enfants (16).
• Succion d’une tétine
Des effets analgésiques et réconfortants ont été aussi rapportés pour la succion non nutritive des tétines. Field a rapporté en 1984 une étude réalisée chez des nouveau-nés à terme et prématurés lors des prélèvements au talon. Il a montré que la succion d’une tétine diminuait les temps des pleurs, diminuait l’agitation, et atténuait l’élévation de la fréquence cardiaque (17). Campos a étudié chez 60 nouveau-nés à terme les effets réconfortants de la succion d’une tétine après une ponction au talon (18). En évaluant les signes de détresse (pleurs, agitation), elle a trouvé que les tétines avaient un meilleur effet réconfortant que le bercement ; le bercement était mieux que l’absence d’intervention.
• Comparaison de solutions sucrées et des tétines
Le critère principal d’évaluation de la douleur utilisé dans la quasi-totalité d’études sur l’effet analgésique du sucre a été le temps de pleurs enregistrés sur des bandes audio. Notre équipe de l’hôpital de Poissy a étudié les effets analgésiques du saccharose, du glucose, et de la succion non nutritive d’une tétine (19) en utilisant l’échelle d’évaluation de la douleur aiguë du nouveau-né DAN (20). Cette étude a montré que les effets antalgiques du saccharose, du glucose et de la succion non nutritive d’une tétine sont cliniquement évidents. Elle a montré que la succion non nutritive d’une tétine est plus efficace que l’administration du saccharose à 30% ou de glucose à 30%. Les effets antalgiques du saccharose à 30% et du glucose à 30% étaient comparables. Il existait une tendance à des scores de douleur plus bas chez les enfants qui recevaient du saccharose à 30% + une tétine par rapport à ceux qui recevaient une tétine seule, mais ceci n’a pas atteint la signification statistique. Tout récemment, Blass et Watt ont également rapporté l’effet analgésique synergique de la succion d’une tétine et de l’administration orale de saccharose. (21)
3 – ANALGESIE PAR L’ALLAITEMENT AU SEIN
Le fait que la succion non nutritive d’une tétine associée à l’administration orale de saccharose présente un effet analgésique laisse supposer que l’allaitement au sein, qui permet la succion et donne le goût sucré, pourrait également avoir naturellement un effet analgésique lors des actes douloureux mineurs. En outre, le contact rassurant mère-enfant établi lors de l’allaitement au sein pourrait avoir un effet réconfortant aidant à diminuer les perceptions douloureuses. Ces suppositions sont étayées par quelques données anecdotiques recueillies dans notre centre hospitalier. Une recherche bibliographique par Medline depuis 1964 n’a décelé aucune étude portant sur ce sujet.
Tout récemment, Gray et al ont rapporté un effet analgésique chez le nouveau-né du contact peau-à-peau entre celui-ci et sa mère (22). Ces auteurs ont étudié 30 nouveau-nés lors des prélèvements capillaires au talon. Les enfants ont été assignés d’une façon randomisée soit à être tenus par leurs mères en contact peau à peau durant 10 à 15 minutes avant le prélèvement et durant celui-ci, soit à rester dans leur berceau jusqu’au prélèvement. Les enfants ont été filmés durant les prélèvements puis des évaluations des grimaces, de la fréquence cardiaque et des pleurs ont été effectuées à partir des bandes vidéo. Les pleurs et les grimaces ont été réduits de 82 % et 65 %, respectivement, chez les enfants en peau-à-peau par rapport au groupe contrôle. La fréquence cardiaque a également été diminuée par le peau-à-peau. La conclusion des auteurs est que le contact peau-à-peau est une intervention ayant un effet puissant contre la douleur des ponctions au talon chez les nouveau-nés.
4 – BUT DE L’ETUDE
Le but de la présente étude a été double. Premièrement, déterminer si l’allaitement au sein a un effet analgésique lors des gestes agressifs mineurs tel qu’une ponction veineuse. Deuxièmement, déterminer la faisabilité de cette technique ainsi que l’acceptabilité de celle-ci chez des femmes vivant en occident.
5 – METHODOLOGIE
Nous avons conduit une étude prospective randomisée dans la maternité du site Poissy du Centre Hospitalier Intercommunal de Poissy Saint Germain. Ont été inclus :
- Nouveau-nés à terme âgés de > 24 heures de vie subissant un prélèvement veineux.
- APGAR à la cinquième minute de vie > 7
- Enfant allaité au sein
- Dernier repas datant de > 30 minutes
- Consentement éclairé des parents
- Disponibilité de l’observateur
Cent quatre vingt enfants ont été inclus repartis en 4 groupes de 45 enfants chacun : Les groupes ont été :
- allaitement au sein,
- enfant dans les bras de sa mère mais non allaité,
- placebo (1 ml d’eau stérile administrée 2 min avant la ponction veineuse), et
- glucose 30% (1 ml administré oralement 2 min avant le geste) associé à la succion non nutritive d’une tétine pendant toute la durée du geste.
Tous les prélèvements ont été filmés. Un assistant de recherche clinique ne connaissant pas le but de l’étude a réalisé une cotation de la douleur d’après l’enregistrement vidéo de tous les enfants lors de la ponction veineuse. La douleur a été évaluée avec l’échelle comportementale DAN et l’échelle composite PIPP.
Ce projet de recherche clinique a été entièrement financé par la FONDATION CNP pour la Santé (France).
6 – RESULTATS
Les résultats obtenus ont montré, aussi bien avec l’échelle DAN qu’avec l’échelle PIPP, que l’allaitement maternel procure un effet analgésique au nouveau-né lors d’une ponction veineuse. Cet effet est au moins aussi efficace que celui obtenu avec l’administration d’une solution sucrée associée à la succion d’une tétine et dont on connaît la grande efficacité analgésique. Ainsi les médianes (interquartiles) de score de douleur obtenus ont été de 1 (0 – 3) pour le groupe allaitement au sein, 10 (8,5 – 10) pour le groupe prélèvement dans le bras de leur mère, 10 (7,5 – 10) pour le groupe ayant reçu de l’eau stérile, et 3 (0 – 5) pour le groupe ayant reçu du glucosé 30% plus succion d’une tétine. Les détails de ces résultats sont données lors de la présentation orale de la Journée. Nous avons également constaté que l’acceptation de cette technique par les mères est très large dans l’échantillon des femmes étudiées vivant en France.
BIBLIOGRAPHIE
1) | Anand KJS, Carr DB. The neuroanatomy, neurophysiology and neurochemistry of pain, stress, and analgesia in newborns and children. Ped Clin N Am 1989;36:795-822. |
2) | Anand KJS, Hickey PR. Pain and its effects in the human neonate and fetus. N Engl J Med 1987;317:1321-9. |
3) | Taddio A, Goldbach M, Ipp M, Stevens B, Koren G. Effect of neonatal circumcision on pain responses during vaccination in boys. Lancet 1995;345:291-2. |
4) | Blass EM, Hoffmeyer LB. Sucrose as an analgesic for newborns infants. Pediatrics 1991;87:215-8. |
5) | Blass EM. Milk-induced hypoalgesia in human newborns. Pediatrics 1997;99:825-9. |
6) | Gunnar M, Fisch RO, Malone S. The effects of pacifying stimulus on behavioral and adrenocortical responses to circumcision. J Am Acad Child Adolescs Psychiatry 1984;23:34-8. |
7) | Blass EM, Fitzgerald E, Kehoe P. Interactions between sucrose, pain and isolation distress. Pharmacol Biochem Behav 1987;26:483-9. |
8) | Blass EM, Shide DJ. Some comparisons among the calming and pain-relieving effets of sucrose, glucose, fructose and lactose in infant rats. Chemical Senses 1994;19:239-49. |
9) | Houari N, Wood C, Griffiths G, Levene M. The analgesic effect of sucrose in full term infants: a randomised controlled trial. BMJ 1995;310:1498-500. |
10) | Ramenghi LA, Wood CM, Griffith GC, Levene MI. Reduction of pain response in premature infants using intraoral sucrose. Arch Dis Child 1996;74:F126-8. |
11) | Rushforth JA, Levene MI. Effect of sucrose on crying in response to heel stab. Arch Dis Child 1993;69:388-9. |
12) | Ramenghi LA, Griffith GC, Wood CM, Levene MI. Effect of non-sucrose sweet tasting solution on neonatal heel prick responses. Arch Dis Child 1996;F129-31. |
13) | Blass EM, Smith BA. Differential effects of sucrose, fructose, glucose, and lactose on crying in 1- to 3-day-old human infants: qualitative and quantitative considerations. Dev Psychol 1992;28:804-10. |
14) | Skogsdal Y, Eriksson M, Schollin J. Analgesia in newborns given oral glucose. Acta Paediatr 1997;86:217-20. |
15) | Eriksson M, Gradin M, Schollin J. Oral glucose and venepuncture reduce blood sampling pain in newborns. Early Human Dev 1999;55:211-8. |
16) | Blass EM. Milk-induced hypoalgesia in human newborns. Pediatrics 1997;99:825-9. |
17) | Field T, Goldson E. Pacifying effects, of nonnutritive sucking on term and preterm neonates during heelstick procedures. Pediatrics 1984;74:1002-5. |
18) | Campos RG. Rocking and pacifiers: two comforting interventions for heelstick pain. Research in Nursing and Health 1994;17:321-31. |
19) | Carbajal R, Chauvet X, Couderc S, Olivier-Martin M. Randomised trial of analgesic effects of sucrose, glucose, and pacifiers in term neonates. BMJ 1999;319:1393-7. |
20) | Carbajal R, Paupe A, Hoenn E, Lenclen R, Olivier-Martin M. DAN : une échelle comportementale d’évaluation de la douleur aiguë du nouveau-né. Arch Pédiatr 1997;4:623-8. |
21) | Blass EM, Watt LB. Suckling- and sucrose-induced analgesia in human newborns. Pain 1999;83:611-23. |
22) | Gray L, Watt L, Blass EM. Skin-to-skin contact is analgesic in healthy newborns. Pediatrics 2000;105/1/e14. |
23) | Bocquet N, Carbajal R. Exposure to invasive procedures in term neonates in a maternity ward. Travail accepté pour présentation au 5th International Symposium on Paediatric Pain. London. 18-21 June 2000. |