Y a-t-il un consensus entre pédiatres au sujet de la douleur chronique inexpliquée chez l’enfant ?
Konijnenberg AY, De Graeff-Meeder ER, Kimpen JLL et al. ; the Pain of Unknown Origin in Children Study Group
Children With Unexplained Chronic Pain: Do Pediatricians Agree Regarding the Diagnostic Approach and Presumed Primary Cause?
Pediatrics 2004 ; 114 : 1220-6

Devant la douleur chronique inexpliquée d’un enfant, il y a un risque d’approches diagnostiques arbitraires. Des attitudes inappropriées et/ou appliquées au mauvais moment peuvent prolonger le handicap, causer des effets iatrogènes, favoriser une fixation sur les symptômes somatiques, et induire une surconsommation médicale. Les médecins comme les patients se sentent frustrés.
Aussi cette équipe de pédiatrie et de pédopsychiatrie de l’hôpital universitaire d’Utrecht (Pays-Bas) a étudié la démarche diagnostique de 17 pédiatres devant des cas cliniques réels de douleur chronique inexpliquée. Le but de ce travail était d’étudier l’opinion des pédiatres sur ces cas, en leur demandant de préciser la cause présumée de la douleur et l’approche diagnostique optimale.
Méthodes : Aux Pays-Bas les pédiatres travaillent exclusivement à l’hôpital. Les enfants référés pour la première fois dans l’hôpital pour douleur chronique inexpliquée durant depuis plus de 3 mois ont été recrutés de façon consécutive. Après la première visite, les enfants et leurs parents remplissaient des questionnaires standardisés connus sur : le handicap fonctionnel, la somatisation, l’évaluation de la douleur, les caractéristiques de la personnalité de l’enfant, les symptômes psychopathologiques des parents ; l’enseignant de l’enfant remplissait aussi un questionnaire sur le comportement de l’enfant à l’école. Un pédopsychiatre expérimenté avait un entretien semi-structuré avec l’enfant et avec les parents ; ainsi un diagnostic était établi selon la classification DSM-IV (classification des maladies mentales). Sur 196 enfants éligibles, 134 ont accepté d’entrer dans l’étude, les autres refusant principalement à cause de l’évaluation psychologique détaillée proposée.
Les dossiers comportant l’histoire médicale, les résultats de l’examen clinique et des examens complémentaires, les courriers et les comptes rendus ainsi que le résumé et les conclusions de l’évaluation psychologique ont été transmis à des pédiatres connus pour s’intéresser aux problèmes psychosomatiques (17 participants répartis en 3 groupes, chaque groupe recevant environ 1/3 des dossiers).
Les questions posées étaient les suivantes :

  • Rétrospectivement, quelle est d’après vous la cause première de la douleur : la classification proposée est celle du IASP (Association Internationale pour l’étude de la douleur) :
    • génétique ou congénitale
    • traumatique ou postopératoire ou après brûlure
    • infectieuse
    • inflammatoire
    • cancéreuse
    • métabolique ou toxique
    • dégénérative mécanique
    • fonctionnelle (incluant un dysfonctionnement psychophysiologique)
    • inconnue
    • psychologique (pas de mécanisme physiopathologique)
  • Rétrospectivement, si vous aviez à décider quelle est l’approche diagnostique optimale pour cet enfant, ce serait :
    • une approche diagnostique exclusivement somatique
    • une approche diagnostique combinée
    • une approche diagnostique exclusivement psychologique
    • pas d’approche diagnostique

Population : les 134 enfants avaient entre 8 et 18 ans (âge moyen 11 ans) ; 72 % étaient des filles. Cinquante-neuf enfants (44 %) souffraient de douleurs musculo-squelettiques, 40 (30 %) de douleurs abdominales, 31 (23 %) de céphalées, et 4 (3 %) d’autres douleurs. D’après l’évaluation réalisée, un diagnostic psychiatrique a été établi pour 60 % d’entre eux.
Résultats : Le consensus entre les médecins était retenu si au moins 4 des 5 médecins du groupe étaient d’accord. L’absence de consensus était retenue si 3 ou moins des 5 médecins étaient d’accord.
Concernant la cause de la douleur, le consensus entre les médecins était obtenu dans 43 % des cas. Parmi ces 58 enfants, la cause première citée était : fonctionnelle pour 72 % ; psychologique pour 17 % ; somatique (une des 6 premières causes de la liste) dans 10 % des cas. Il n’y avait pas de consensus sur la cause pour les autres enfants, c’est-à-dire plus de la moitié.
Concernant la démarche diagnostique, le consensus était atteint pour 63 % des enfants (84 enfants). Dans la majorité de ces cas (54 %, soit 72 enfants), les médecins choisissaient une approche dite combinée. L’approche somatique pure faisait consensus dans 9 % des cas (aucun cas de céphalée, 17 % des douleurs abdominales et 19 % des douleurs musculo-squelettiques). L’approche psychologique pure ne faisait jamais consensus, même dans les cas où la cause retenue était psychologique. Mais plus d’un tiers des enfants n’obtenaient pas de consensus quant à la démarche diagnostique optimale.
Discussion : On sait que lorsque les critères diagnostiques et thérapeutiques ne sont pas bien établis, le désaccord entre cliniciens augmente (ici plus de la moitié de désaccord sur la cause et plus d’un tiers de désaccord sur la conduite à tenir).
Le choix préférentiel d’une approche diagnostique combinée (à la fois somatique et psychologique) reflète probablement l’incertitude diagnostique et le souhait de ne pas mettre l’accent sur les causes somatiques, compte tenu de la certitude qu’il y a peu de chances d’en trouver. Pourtant les enfants et leurs parents adressés à l’hôpital s’attendent d’abord à une expertise dans le domaine des maladies somatiques. Mais le meilleur moment pour aborder l’investigation psychologique est probablement la première consultation avec le pédiatre. Si cette opportunité est manquée, cela peut pousser les patients qui redoutent l’évaluation psychologique à continuer la quête d’une cause organique.
Si ces patients ont une « consommation » médicale élevée, c’est peut-être parce que les pédiatres ne sont pas d’accord entre eux quant à la démarche diagnostique.

Commentaire Pédiadol :
Voilà une étude originale et passionnante. Effectivement les enfants qui nous sont adressés en consultation « douleur » ont souvent un long passé de « shopping » médical ; chaque médecin consulté a cherché à éliminer tel ou tel diagnostic de sa spécialité avant d’envisager (en désespoir de cause) d’envoyer l’enfant au « psy ». Dans ces conditions la prise en charge a peu de chance d’aboutir.
Au contraire il est recommandé dans ces situations où d’emblée on sait qu’un diagnostic somatique est improbable, de mener l’investigation psychologique et somatique dès la première consultation. En expliquant que dans ces situations, « nous ne savons pas tout », que nous suivons toutes les pistes, que le retentissement de la douleur en termes d’anxiété, de dépression et de désocialisation est important à rechercher et à prendre en charge, en abandonnant le débat sur la cause pour mettre l’accent sur le « vivre avec » les symptômes. Patrick Mac Grath, spécialiste canadien de la douleur de l’enfant, avait déjà mis l’accent en 1986 sur ces aspects prioritaires de la prise en charge.