Dr Daniel Annequin
Unité Fonctionnelle d’Analgésie Pédiatrique Hôpital d’enfants Armand Trousseau 75012 Paris
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La crainte des effets secondaires des morphiniques puissants et de la morphine en particulier a été pendant longtemps un obstacle majeur à l’utilisation optimale de ces produits. Cette sous utilisation de la morphine est elle même grandement responsable du retard massif longtemps observé dans notre pays pour la prise en charge de la douleur. Enfin, la juste posologie d’un morphinique est celle qui soulage le patient avec le moins d’effets indésirables. Les besoins en morphiniques sont très variables selon les patients, il n’existe pas de posologie standard. La titration initiale consiste à donner au patient des doses croissantes de morphiniques.

Cette “escalade” thérapeutique est arrêtée lorsque le patient est soulagé ou lorsqu’un effet indésirable est atteint. Il existe toujours un équilibre entre l’efficacité antalgique et les effets indésirables. Une meilleure connaissance de la nature et de la gestion de ces effets indésirables est essentielle pour que les prescripteurs utilisent mieux ces produits.

LES BASES NEUROPHYSIOLOGIQUES
En 1973, le premier récepteur morphinique a été découvert . Trois grands types de récepteurs ont été identifiés : les récepteurs mu, delta et kappa. Ces récepteurs sont présents au niveau du système nerveux central mais aussi au niveau périphérique. L’action antalgique des produits morphiniques est liée à des récepteurs spécifiques de type mu (µ), les récepteurs mu1 seraient spécifiques de l’action antalgique ; les récepteurs mu2, des effets indésirables.

LES PRODUITS ANTAGONISTES
La naloxone (narcan®) est l’antagoniste spécifique des effets cliniques des morphiniques.

La methylnaltrexone est un dérivé quaternaire de la naltrexone, sa structure chimique diminue fortement sa liposolubilité; ne franchissant pas la barrière hémato-méningée, elle n’agit pas au niveau du SNC.

Le nalmefene est un antagoniste mu possédant une longue demi-vie d’élimination: 8,5 heures versus 1 heure pour la naloxone.

Le butorphanol et la nalbuphine sont deux antalgiques de puissance modérée possédant des caractéristiques mixtes antagoniste des récepteurs mu et agoniste des récepteurs kappa.

Les indications officielles et de la naloxone concernent

  • Traitement des dépressions respiratoires secondaires aux morphiniques en fin d’intervention chirurgicale à but thérapeutique ou diagnostique. Une titration est effectuée en salle de réveil en injectant des bolus de 1 mcg/kg toutes les 5 minutes jusqu’à reversion de l’effet indésirable. Des risques cardio vasculaires liés à une injection rapide et massive de naloxone sont décrits (poussée hypertensive, troubles du rythme)
  • Diagnostic différentiel des comas toxiques.
  • Traitement des intoxications secondaires à des morphiniques.
  • Confirmation de la non-dépendance aux opiacés chez le toxicomane sevré depuis suffisamment longtemps comme préalable éventuel à la mise en route d’un traitement par un antagoniste morphinique de longue durée d’action (naltrexone)

LES PRINCIPAUX MORPHINIQUES
Ces effets indésirables se rencontrent avec tous les produits agonistes (agissant sur les récepteurs mu) : les morphiniques faibles (palier 2 de l’OMS) mais aussi et surtout avec les morphiniques puissants (palier 3 0MS)

PALIER 2, LES MORPHINIQUES FAIBLES

molécule nom commercial
Codéine
dextropropoxyphene
tramadol
Codenfan, efferalgan codeiné, codoliprane
Diantalvic
Topalgic, Contramal

Le Nubain® (nalbuphine) est un produit à part car il est à la fois agoniste et antagoniste, les effets respiratoires n’ont aucune expression clinique sauf chez le nouveau né et le prématuré.

PALIER 3 LES MORPHINIQUES PUISSANTS

molécule nom commercial
Morphine orale action rapide
Morphine orale retard Hydromorphone
Fentanyl transcutané
Morphine parentérale
Sevredol, Actiskenan
Skenan, moscontin
Sophidone
Durogésic

LES EFFETS INDESIRABLES DES MORPHINIQUES
Différents types d’effets indésirables sont observables selon la durée d’administration.

Pour une administration courte de quelques jours chez des patients naïfs de morphine (période post opératoire)

– Digestifs : nausées, vomissements
– Urinaires : dysurie, rétention aiguë d’urine
– Cutané : prurit
– Neuropsychiques : cauchemar, hallucination convulsions
– Respiratoire : diminution de la fréquence respiratoire par baisse de la sensibilité des centres bulbaires à l’hypercapnie.
– Neurologiques : myoclonies, hyperalgési
e

Pour une administration prolongée (cancer)

– Digestifs : nausées, sécheresse de la bouche
– Urinaires : dysurie
– Cutané : prurit, sueurs
– Neuropsychiques : désorientation, sédation, troubles du sommeil (cauchemar…), troubles amnésiques,
– Pharmacologiques : tolérance, dépendance physiqu
e

LES PRINCIPALES ETUDES CLINIQUES
Depuis une quinzaine d’année une trentaine d’articles ont montré que l’utilisation des produits antagonistes permettait de limiter voire de prévenir la survenue des effets indésirables morphiniques. Cinq questions essentielles se posent :

  1. quel produit pour quel effet indésirable?
  2. quel objectif (effet préventif ou curatif) ?
  3. quelle posologie ?
  4. quelle voie d’administration ?
  5. quel effet sur la douleur ?

LES ETUDES EN MILIEU CHIRURGICAL ET OBSTETRICAL
Après hystérectomie, 60 femmes bénéficient d’une PCA (analgésie contrôlée par le patient)délivrant de la morphine par voie veineuse (20 mcg/kg /8 minutes) Une perfusion continue était systématiquement associée : après tirage au sort, 3 groupes ont été réalisés, les patients recevaient soit un placebo soit de la naloxone IV selon deux posologies (0,25 mcg/kg/h ou 1 mcg/kg/h). durant les 24 premières heures.

Incidence des effets indésirables pour les 3 groupes

Groupe placebo Naloxone 0,25 Naloxone 1  Différence stat
Nausée  80%  45%   35%
Vomissement  55% 20% 20% +
Prurit  55% 25% 20%  +
Morphine totale consommée  59 mg 42 mg  67 mg +

L’action de la naloxone n’a pas affecté les effets antalgiques et respiratoires: aucune différence n’est apparue entre les 3 groupes concernant le niveau de douleur, la survenue d’épisode de désaturation, de bradypnée. Le groupe ayant reçu le dosage faible de naloxone a présenté une baisse de 50% des effets indésirables et il a nécessité moins de morphine. Le groupe recevant la naloxone à dosage élevé a consommé plus de morphine que les 2 autres; à ce dosage les effets antalgiques semblent touchés par l’action antagoniste. (Gan, Ginsberg et al. 1997).

L’analgésie post opératoire peut se faire par anesthésie loco régionale. L’administration directe de morphinique au niveau médullaire par voie péridurale ou intrathécale (dans le LCR) est souvent réalisée en obstétrique lors de l’accouchement ou après césarienne. Cette pratique assure une très bonne qualité antalgique mais elle est très souvent associée à la survenue d’un prurit chez 60% des patientes (Kjellberg and Tramer 2001). 78 femmes (Parker, Holtmann et al. 1997) après césarienne ont bénéficié d’une PCEA (l’analgésie auto contrôlée délivre le morphinique par le cathéter péridural). Après tirage au sort, 4 groupes ont été réalisés:le groupe contrôle ne recevait que le morphinique (hydromorphone) , les 3 autres groupes recevaient lors de chaque administration un antagoniste (nalbuphine par voie péridurale) à dose croissante.(20, 40 ou 80 mcg par ml de solution morphinique). Durant les 32 heures après intervention, le groupe ayant reçu la plus forte dose de nalbuphine a présenté beaucoup moins de rétention d’urine (5%) que le groupe contrôle (30%) mais au prix d’une douleur plus importante. Par contre le groupe ayant reçu une dose intermédiaire ( 40 mcg) a présenté moins de nausées ( 6% contre 20%) et de rétention d’urine (6% contre 30%) que le groupe contrôle.

Une autre étude prospective randomisée inclut 80 patientes ayant subi une hystérectomie, une perfusion continue péridurale associant morphine 160 mcg/h, bupivacaine (anesthésique local) et naloxone selon 3 posologies croissantes (0,083 – 0,125 – 0,167 mcg/kg/h). Sur 48 heures, le groupe ayant reçu le plus de naloxone a présenté de manière significative moins d’effets indésirables ( prurit, nausées, vomissements) et la meilleure qualité d’analgésie (à 8, 16 et 32 heures) (Choi, Lee et al. 2000). La reprise du transit intestinal et le temps d’émission de selles ont été améliorés de 40% et 30% respectivement quand la naloxone (0.208 mcg/kg/h) était associée par voie péridurale à la morphine épidurale (Lee, Shim et al. 2001)

Le butorphanol (1,2 mcg/kg/h) administré par voie épidurale diminue significativement le prurit lié à la morphine péridurale (6 mcg/kg/h) sans altérer le niveau d’analgésie. (Gunter, McAuliffe et al. 2000). Le nalmefene injecté par voie IV chez 120 patients diminue significativement dans les 24 premières heures post opératoires, le recours aux médicaments anti émétiques ou luttant contre le prurit. Néanmoins, les scores de douleur étaient plus élevésen salle de réveil dans le groupe recevant les doses hautes de nalmefene (Joshi, Duffy et al. 1999)

La naloxone IV (2 mcg/kg/h) ou la nalbuphine IV ( 60mcg/kg/h ) sur une période de 24 heures post-opératoires ont diminué significativement les nausées, les vomissements, le prurit chez 75 patients recevant de la morphine par voie péridurale (3 mg/12h). Le recours à un antalgique supplémentaire a été plus important dans le groupe naloxone (Wang, Ho et al. 1998). 51 patientes reçoivent en post opératoire 5 mg de morphine péridurale; pour en contrôler les effets secondaires, elles peuvent, après tirage au sort, soit s’administrer des bolus de nalbuphine IV (1 mg )avec un débit continu de 2,5 mg/h soit des bolus placebo avec un débit continu de naloxone IV de 50mcg/h soit des bolus de naloxone de 40 mcg. Les niveaux de douleur ont été globalement les mêmes sur 24 heures. Les scores de prurit étaient plus intenses entre la 16ème et la 24ème heure dans le groupe placebo ne recevant pas d’antagoniste. Un effet sur la douleur a pu être observé chez les patients consommant beaucoup de nalbuphine dans les 8 premières heures.

En fonction de ces données, les auteurs proposent les posologies suivantes: nalbuphine 3 mg en dose de charge suivie par une perfusion continue de 3 mg/h sur 18 – 20 heures; naloxone 100mcg en dose de charge suivie par une perfusion continue de 75 – 100 mcg/h. (Kendrick, Woods et al. 1996)

LES ETUDES SUR LA CONSTIPATION APRES ADMINISTRATION CHRONIQUE DE MORPHINIQUES
17 patients porteurs de cancer et présentant une constipation sévère liée à une administration chronique de morphinique ont reçu durant 4 jours une titration orale de naloxone : 4 posologies croissantes de naloxone orale en 3 prises quotidiennes ( 9, 18, 27 et 36 mg/24h). Le nombre moyen de jours où le patient a émi une selle, a été significativement augmenté passant de 3,5 (période contrôle) contre 2,1 (sous naloxone). L’utilisation de laxatif a été diminué de 37%. La dose moyenne de naloxone journalière pour obtenir un transit a été de 17,5 mg. Des effets secondaires ont été observés : nausées, agitation, sueurs. Un score de sevrage élevé a été observé chez 4 patients après des doses de 6 et 20 mg de naloxone). Les effets antalgiques n’ont pas été antagonisés par la naloxone. Selon les auteurs , des doses inférieures à 4 mg/24h ne seraient pas efficaces. (Meissner, Schmidt et al. 2000)

12 volontaires sains ont reçu par voie veineuse, de la morphine 0,5 mg/kg , l’association de 0,45 mg/kg de methylnaltrexone par voie IV a permis de réduire de 97% le retard du transit (temps de transit oro caecal) induit par la morphine dans le groupe recevant morphine et placebo. L’effet antalgique n’a pas été antagonisé :les sujets ont été soumis à un test expérimental de douleur (cold pressor test), les sujets recevant l’antagoniste n’ont pas présenté de différence avec ceux recevant le placebo.(Yuan, Foss et al. 1996).

12 patients sous méthadone présentant une constipation chronique ont reçu par voie orale 0,3, 1, ou 3 mg/kg de methylnaltrexone ou un placebo. Les patients recevant 1 et 3 mg ont récupéré un transit en 12,3 h et 5,2 h respectivement. Aucun signe de syndrome de sevrage n’a été observé(Yuan and Foss 2000).

Une récente méta analyse a bien montré qu’il existait un bénéfice à associer la naloxone ou la naltrexone ou la nalbuphine pour prévenir le prurit induit par les morphiniques (Kjellberg and Tramer 2001) mais ces données restent incomplètes pour pouvoir recommander une posologie optimale. D’autres molécules sont également capables de contrôler certains effets indésirables des morphiniques : l’utilisation de petites doses de droperidol (neuroleptique) par voie IV apparaît nettement supérieure à toutes les autres méthodes pour prévenir l’apparition de vomissements chez les patients utilisant des morphiniques IV avec une pompe PCA (Tramer and Walder 1999).

CONCLUSION
L’ensemble de la littérature suggère bien que l’utilisation d’un produit antagoniste avec un morphinique puissant est capable d’en diminuer beaucoup d’effets indésirables sans en modifier l’action antalgique. Toutefois, beaucoup des questions initiales demeurent sans réponse, il reste difficile de donner des recommandations définitives.

Dans notre pratique hospitalière, nous associons de manière semi empirique, depuis plusieurs années, avec la morphine IV, des perfusions de nalbuphine (0,2 mg/kg/24h) ou plus récemment de naloxone (0,5 – 1 mcg/kg/h).

BIBLIOGRAPHIE

 

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