Docteur Evelyne PICHARD LEANDRI
Centre de Diagnostic et de Traitement de la Douleur de l’Adulte et de l’Enfant – Institut Gustave Roussy – 94 805 Villejuif

INTRODUCTION
La question posée ici concerne certes des cas rares, mais qui conduisent à une difficulté thérapeutique majeure dans une situation ultime toujours vécue comme un échec tant au plan de l’enfant et de sa famille, qu’au plan de l’équipe soignante.

Il s’agit en général d’enfants traités à une phase avancée de leur maladie par des morphiniques et des médicaments associés, pour lesquels il se produit à un moment précis soit un échappement rapide aux opioïdes, soit des effets secondaires qui augmentent et qui limitent l’utilisation du médicament.
La première réponse pour un enfant sous opiacés est souvent la rotation d’opioïdes ou le changement d’opiacés, mais la question touche en réalité l’échappement à un traitement et les diverses facettes possibles qui sous-tendent cet échappement.

Ce problème sera abordé à travers l’étude d’un cas clinique.

Aspect théorique
La rotation des opioïdes consiste à passer d’un opioïde à un autre opioïde, dans le but d’obtenir une meilleure balance entre l’analgésie et les effets secondaires.

La rotation des opioïdes se justifie par le phénomène de tolérance croisée incomplète.

Qu’est ce que la tolérance ?
Au sens strict du terme, la tolérance est un phénomène qui survient lorsque, avec un médicament donné, la dose doit être augmentée pour obtenir le même effet clinique.

Il existe plusieurs types de tolérance : la tolérance non associative, qui est la tolérance qui survient au niveau cellulaire, ou tolérance physiologique. Elle est indépendante de la voie d’administration et c’est celle qui se rencontre lors d’administration de médicaments, en particulier de morphiniques chez les toxicomanes. Cette tolérance non associative n’a pas été démontrée comme un fait constant chez le cancéreux puisque l’augmentation des doses dans ces situations données est liée à l’augmentation de la poussée tumorale avec un retentissement de type affectif et sur l’humeur. Il y a en général un lien direct de proportionnalité entre poussée tumorale et besoin morphinique (1)

La tolérance croisée incomplète est un phénomène qui se produit entre un médicament et un autre médicament de la même famille. La tolérance croisée incomplète peut survenir pour des effets désirés comme par exemple l’analgésie, mais aussi pour des effets non désirés comme par exemple, la sédation, les nausées, les vomissements, la bouche sèche et la constipation. C’est sur ce phénomène que repose la théorie de la rotation d’opioïdes.

Cas Clinique
C’est un petit garçon de 5 ans, pesant 17 kg, en phase palliative d’une rechute de neuroblastome pré rénal gauche, métastatique au diagnostic.

Le diagnostic avait été posé 2 ans auparavant, avec des localisations métastatiques médullaires et osseuses diffuses (voûte du crâne, rachis dorsolombaire, bassin, fémurs, épaules, sternum, côtes, humérus droit et gauche).

Il avait alors été traité selon le protocole NB 87 par 6 cures de chimiothérapie suivies de 3 intensifications thérapeutiques avec réinjection de cellules souches périphériques, la dernière consolidant une rémission complète obtenue en décembre 1997. La récidive survenait en avril 99, un an et 2 mois après la dernière autogreffe, se manifestant par une localisation orbitaire gauche avec extension au sinus maxillaire.

En août 1999, apparaissaient des douleurs de la cuisse et de l’épaule gauches, révélant des métastases osseuses diffuses, certaines reproduisant les foyers initiaux.

Un traitement initial par morphine à libération prolongée (2,5 mg/kg/j) et prednisone (0,75 mg/kg/j) associé à une chimiothérapie palliative par étoposide oral permettait de contrôler les douleurs dans un premier temps jusqu’en octobre 99.

Le 12 octobre, C… était adressé en consultation d’analgésie : l’examen clinique mettait en évidence une allodynie latéralisée à droite en territoire D7 D8, une allodynie bitemporale et une douleur à la pression antéropostérieure des muscles de la cuisse gauche. La clinique évoque une dissémination neuroméningée mais devant la rapidité d’évolution, la PL n’est pas réalisée mais un traitement symptomatique appliqué : augmentation de la morphine retard à 3,5 mg/kg/j avec recours possible à la morphine à libération immédiate par dose unitaire de 10 mg, introduction d’amitriptyline (0,3 mg/kg/j) et de clonazepam à 0,3 mg/j. L’amélioration était nette avec reprise possible de l’école, mais le soulagement était incomplet.

Le 19 octobre, les douleurs continuaient de progresser avec une allodynie des membres supérieurs et inférieurs, prédominant à gauche et des douleurs nociceptives des membres inférieurs associées à des fulgurances. L’amitriptyline était augmentée à 0,4 mg/kg/j et le clonazepam à 0,4 mg/j avec 0,2 mg supplémentaires lors des accès de fulgurance. Pendant un mois, C… était soulagé, retournait à l’école, avec une tolérance correcte du traitement.

Le 16 novembre, il était revu en consultation. Etaient alors apparus des signes francs de méningite carcinomateuse avec céphalées, hyperacousie, photophobie, allodynie diffuse et douleurs du rachis in toto. L’amitriptyline et le clonazepam étaient augmentés ainsi que la morphine auxquels était ajouté un anti-inflammatoire non stéroïdien (AINS).

Le 30 novembre le traitement comportait morphine retard 120 à 160 mg/j (8 à 10 mg/kg/j), clonazepam 1 mg/j, amitriptyline 0,7 mg/kg/j, AINS et prednisone. L’étoposide oral était remplacé par de l’hydroxyurée (400 mg/j). Malgré ce traitement, les douleurs étaient insuffisamment soulagées et C… était hospitalisé le 8 décembre pour mise en route de fentanyl en PCA (110 microg/h en perfusion de base avec bolus de 50 mi crog limités à 6 par heure soit une dose maximale de 10 000 microg/j). L’amytriptiline était augmentée à 1 mg/kg/j et le clonazepam à 3 mg/j. Le reste du traitement comportait : prednisone 20 mg/j, radiothérapie crânienne 3 fois 3 Gy et hydroxyurée 400 mg/j. Après une efficacité transitoire, l’ensemble du traitement était réadapté le 21 décembre.

C… souffrait alors d’une allodynie diffuse, prédominant en bitemporal et en sous occipital. Il parlait de « tête en carton ». Le fentanyl était remplacé par le sufentanil en raison de trop gros volume de perfusion du fentanyl qui limitait l’utilisation de la pompe (30 microg/h avec bolus de 20 microg limités à six par heure, soit une dose maximale de 3600 microg/24 h), l’amytriptiline était augmentée à 1,4 mg/kg/j et le clonazepam à 3,6 mg/j +/- 0,2 mg. La prednisone était à 30 mg/j et un biphosphonate était mis en route à 1 mg/kg/j pendant 3 jours.

Le 30 décembre C… était vu en urgence pour un échappement aigu au sufentanil (60 bolus de 50 microg sur 24 heures associés à 45 microg/h de perfusion de base, soit une dose totale de 4000 microg/24h, ne sont plus efficaces). L’halopéridol avait été introduit quelques jours plus tôt pour une hallucinose aux opioïdes. C’est alors que la kétamine (Kétalar®) a été introduite à la dose de 20 mg par cassette de 5000 microg de sufentanil (dose maximale de kétamine : 1,6 mg/kg/24h). L’amitriptyline était augmentée à 2,3 mg/kg/j et le clonazépam à 6 mg/j. C… retourne à domicile soulagé par ses doses antérieures de sufentanil.

Le 18 janvier 2000, il était revu en consultation. Il souffrait de douleurs neuropathiques fulgurantes à type de brûlures (« boules de feu ») dans les membres supérieurs et inférieurs. La kétamine était augmentée à 40 puis 60 mg par cassette de 5000 microg de sufentanil. Le sufentanil était augmenté à 70 microg/h avec bolus de 50 microg, soit une dose maximale de 9000 microg/24h de sufentanil et de 6,3 mg/kg/24 h de kétamine. L’amytriptiline 2,6 mg/kg/j +/- 5 mg, le clonazepam à 7,5 mg/j. En limite d’efficacité thérapeutique, le midazolam est introduit à la dose de 20 mg par cassette, et l’halopéridol était poursuivi.

Il gardait ce traitement jusqu’à son décès le 7 février dans un tableau d’occlusion intestinale, de compression médullaire et de choc septique. Le soulagement des douleurs était partiel mais satisfaisant.

Discussion
Un certain nombre d’hypothèses peuvent être avancées pour mieux comprendre la genèse d’échappement aux opioïdes ou tolérance aiguë, ou échappement aigu et donc y répondre.

è 1 – Modification du nombre et de la structure des récepteurs opiacés.
Il s’agit là d’une hypothèse qui se justifierait plutôt a contrario : lorsqu’un enfant ou un adulte présentant une douleur nociceptive traitée par opiacés avec réponse médiocre, est brutalement soulagé par un traitement curatif, il apparaît un surdosage rapide à la morphine entre 8 et 12 heures si on laisse la morphine à la même dose. Exemples : ciment intra-osseux, immobilisation correcte de fracture. Si on imagine une situation inverse, la rotation d’opioïdes se justifie s’il y a modification de structure des récepteurs car un autre opiacé peut répondre à cette modification des structures.

è
2 – Les substances algogènes :
Deux hypothèses peuvent être avancées. Les substances algogènes secrétées par la tumeur et les substances algogènes connues pour être algogènes et à l’origine d’un phénomène nociceptif. L’expression de ces substances algogènes serait favorisée par la croissance tumorale ou par l’activité cellulaire intrinsèque de la cellule cancéreuse.

l Les substances algogènes secrétées par la tumeur :
Cette sécrétion peut être variable, et connaître des pics qui expliqueraient la vitesse d’appari-tion d’une résistance ou échappement. Certaines de ces substances sont identifiées en particulier dans les neuroblastomes (2) mais d’autres tumeurs à l’évidence sont secrétoires : les apudomes, les mélanomes , voire certaines tumeurs neurologiques.

l Les substances algogènes favorisées par l’activité cellulaire cancéreuse (3) :
Parmi elles, citons les cytokinines, la somatostatine, les dérivés du mélanocyte inhibitine factor MIF, la nociceptine, les polyamines (4). Dans ces conditions, d’autres propositions peuvent être avancées, en particulier les médicaments anticholécystokinine, antinociceptine qui sont des voies de recherche très importantes actuellement. Ce ne seront donc pas alors des opiacés mais d’autres molécules comme la kétamine, la néostigmine, le baclofène, auxquelles on aura recours.

è 3 – Le système opioïde – anti-opioïde :
L’introduction d’un opioïde dans le corps humain entraîne une réponse anti-opioïde. L’analgésie est la résultante de l’interaction entre ces deux effets. L’effet antalgique est donc obtenu dans un système opioïde – anti opioïde lorsque l’activité opioïde est supérieure à l’activité anti-opioïde. On peut alors se demander si l’introduction d’un nouvel opioïde qui entraîne un nouvel équilibre triangulaire ne pourrait pas être un temps efficace mais aussi connaître ultérieurement le même sort que le précédent opioïde. Il s’agit ici de situation d’emballement pour lequel on pourrait proposer une sédation temporaire afin de casser cette accélération auto-entretenue (utilisation de sédatifs comme le midazolam à faible dose par exemple).

è 4 – Le conservateur des morphiniques :
Le conservateur peut être algogène, mais le phénomène de tolérance est également décrit dans les voies intrathécales qui utilisent toujours des morphiniques sans conservateur.

è 5 – Modification de la synthèse des métabolites actifs et inactifs de la morphine en fonction des doses administrées, en particulier des fortes doses.
Deux articles de 96 et 97 plaident en faveur de cette hypothèse. Cependant, un travail réalisé à l’Institut Gustave Roussy par L. PERELO et S. DIMIRJIAN temporise largement cette hypothèse (4-5). Leur travail a consisté à doser sur des malades considérés en échappement, (une vingtaine environ), le taux de morphine plasmatique, la morphine 6, la morphine 3, ainsi que les rapports entre ces différents composants. Ils se sont référés aux 57 données de la littérature publiées et il s’est trouvé que les chiffres obtenus en moyenne et en ratio correspondaient aux valeurs considérées comme normales dans ces 57 études (6).

Dans ces conditions, il est souhaitable de poursuivre l’étude sur une plus grande cohorte, afin de s’assurer qu’il ne s’agit pas d’un effet hyperalgésiant lié à la prédominance à la morphine 3. Dans une hypothèse identique, il serait alors souhaitable de diminuer voire d’arrêter temporairement les doses de morphine à condition de renforcer l’analgésie de base par des médicaments adjuvants. Une sédation temporaire pourrait donc être utilisée, mais il persiste une inconnue quant à la durée et les modalités de réalisation de cette sédation (midazolam).

è 6 – Modification dans les voies parallèles d’intégration des informations algogènes
Parmi les voies de transmission, citons la voie des takikinines qui mettent en jeu la substance P avec les récepteurs NK1, les neurokinines, la calcitonine, la CGRP, la somatostatine, la cholécystokinine, et le VIP.

En parallèle, il y a la transmission par les acides aminés excitateurs, comme le glutamate qui interagit avec les récepteurs NMDA et AMPA.

Ceci signifierait que la voie préférentielle utilisant la voie des takikinines est remplacée par une voie préférentielle faisant intervenir les glutamates.
Dans ces conditions, l’utilisation de la kétamine anti NMDA prend toute sa justification.

è 7 -Autres hypothèses :
Parmi les autres causes, citons le non diagnostic, ou le diagnostic insuffisant d’autres causes de douleur, en particulier de douleurs neurogènes mal diagnostiquées ou insuffisamment reconnues, surtout chez le jeune enfant qui ne peut exprimer ses douleurs neuropathiques en terme de douleur mais plutôt en terme d’inconfort ou d’insuffisance de soulagement. Cette dernière hypothèse incite à des examens répétés journellement, en particulier lors d’un échappement à la morphine pour tout enfant douloureux incontrôlé. Enfin dernier point, les doses de morphine peuvent ne pas être suffisamment bien adaptées en raison du non contrôle des effets secondaires. Il faut donc là encore réévaluer les effets secondaires en cas d’échappement et s’assurer que ces effets secondaires ne sont pas responsables du sous dosage morphinique alors que si la morphine était augmentée, elle pourrait soulager l’enfant.

Le repérage, l’évaluation et les traitements de tout effet secondaire gênant, en particulier la constipation, la somnolence, et les hallucinations, doivent être précoces et efficaces.

CONCLUSION
L’échappement ou le non contrôle de douleurs par les morphiniques à un stade avancé de la maladie cancéreuse de l’enfant est une réalité heureusement peu fréquente. Les propositions thérapeutiques reposent sur diverses hypothèses étiologiques exprimées dans la discussion. Le cas de l’enfant qui a été présenté, montre que le raisonnement médical repose sur un certain nombre de ces hypothèses.

Plusieurs propositions thérapeutiques doivent être envisagées successivement :
q changement de voie d’administration,
q changement d’opiacé (fentanyl pour morphine),
q adjonction de ketamine,
q adjonction de midazolam,
q adjonction d’antidépresseur et d’anticonvulsivant pour traiter la douleur neuropathique (liée dans notre cas clinique à une méningite carcinomateuse).

Enfin, plus rarement, on envisage des thérapeutiques plus complexes telles que : la clonidine, la néostigmine, le baclofène, l’adénosine, et les anesthésiques locaux.

BIBLIOGRAPHIE

 

1) COLLIN E., POULAIN P., GAUVAIN PIQUARD A., PETIT O., PICHARD LEANDRI E. Is disease progression the major factor in morphine « tolerance » in cancer pain treatment ? Pain, 1993, 5 : 319-326.
2) GIES EK, PETERS DM, GELB CR et al. Regulation of Mu opioid receptor mRNA levels by activation of protein kinase C in human SH-SY5Y neuroblastome cells. Anaesth., 1997, 87 : 1127-1138.
3) MAO J, PRICE DD, MAYER DJ. Mechanisms of hyperalgesia and morphine tolerance : a current view of their possible interactions. Pain, 1995, 62 : 259-274.
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