Annina Riggenbach
Dr. en Psychologie, Université de Lausanne, Suisse
La douleur chronique est un phénomène courant chez l’enfant et l’adolescent. En effet, jusqu’à un tiers des jeunes de moins de 20 ans souffrent de douleurs chroniques, majoritairement constituées de douleurs musculosquelettiques, de céphalées et migraines et de douleurs abdominales (King et al., 2011; Perquin et al., 2000). Pour la France, cela représente environ 5’350’000 jeunes de moins de 20 ans qui sont atteints de douleurs chroniques.
Parmi ceux-ci, seuls 3 à 8 % sont fortement impactés par la douleur dans leur quotidien et voient leur qualité de vie décliner de manière significative avec l’apparition et la persistance des douleurs.
Parmi les conséquences de la douleur, on observe une mobilité réduite, un absentéisme scolaire important entraînant potentiellement des conséquences sur le long terme, ou encore une diminution dans les interactions sociales et les activités extra-scolaires (Huguet & Miró, 2008). La question que nous souhaitons soulever est la suivante : pourquoi seul un petit pourcentage d’adolescents est fortement impacté par la douleur, alors que la majorité d’entre eux semblent capables de poursuivre leur quotidien sans impact majeur ?
Afin de répondre à cette question, nous avons mis en place une étude multicentrique basée sur une méthodologie mixte, en réalisant premièrement une revue topique de la littérature, deuxièmement une étude quantitative et troisièmement une étude qualitative. Nous avons recruté en Suisse dans les cantons de Vaud, Genève et en France à Paris, 120 adolescents (86 filles, 34 garçons) et 129 de leurs parents (95 mères, 34 pères). Tous les adolescents avaient entre 12 et 18 ans, souffraient de douleurs depuis plus de trois mois et parlaient le français. Les douleurs pour lesquelles ces jeunes consultaient dans les centres hospitaliers ne portaient a priori pas atteinte à la vie des patients, et la majorité des douleurs demeuraient médicalement inexpliquées au moment de l’étude.
Revue Topique de la littérature
La littérature dans le champ de la douleur pédiatrique a montré l’absence de lien causal entre la douleur (son intensité, sa fréquence, sa localisation) et l’impact de cette douleur sur le quotidien des personnes. En revanche, il existe un certain nombre de facteurs de risques, qui peuvent augmenter l’impact des douleurs sur le quotidien, et d’autres facteurs, appelés facteurs de résilience qui peuvent en diminuer l’impact. Parmi les facteurs de risque, on compte par exemple la peur, l’anxiété, la dépression ou encore la menace perçue. Parmi les facteurs de résilience figurent l’optimisme, le soutien perçu, les émotions positives ou encore le sentiment d’efficacité personnelle (Cousins et al., 2015 ; Goubert & Trompetter, 2017).
Nous avons fait le choix de sortir du champ de la littérature spécifique à la douleur, et de questionner ce qui permet aux individus dans la population générale d’aller bien. La théorie de l’auto-détermination (Deci & Ryan, 2008) indique que le bien-être et la santé psychique dépendent de trois facteurs nommés les besoins psychologiques fondamentaux. Ces trois facteurs sont le besoin d’autonomie, de compétence et de relation. La satisfaction de ces besoins est essentielle pour le bien-être et le développement humain, alors que la frustration de ces besoins est associée au mal-être psychique, psychosocial et à un risque plus élevé de psychopathologie (Table 1).
Table 1 : Satisfaction et frustration des besoins psychologiques fondamentaux, exemples | ||
Satisfaction
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Frustration |
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Autonomie | Je peux faire des choix selon mes valeurs, je me sens respecté(e) dans mes choix.
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J’ai l’impression d’être forcé de faire tout ce que je fais.
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Relation | Je sens que j’ai des relations de confiance. |
J’ai l’impression qu’on ne m’aime pas.
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Compétences | Je pense que je peux réussir | Je rate tout ce que j’entreprends. Les choses sont toujours trop difficiles. |
La revue Topique de la littérature révèle que la douleur peut porter atteinte aux besoins fondamentaux. Par exemple, le sentiment de compétence peut être frustré du fait que l’adolescent manque beaucoup l’école. A l’inverse, la satisfaction des besoins fondamentaux peut diminuer l’impact des douleurs. Par exemple, un(e) adolescent(e) présentant une haute satisfaction dans son besoin de compétence pourrait vouloir dépasser ses limites pour continuer d’aller à l’école malgré ses douleurs, afin de ne pas perdre le niveau. De même, si un(e) adolescent(e) perçoit que l’école est le lieu où son besoin de relation est satisfait, il ou elle pourrait préférer y aller, afin de ne pas voir ce besoin fondamental frustré. Un modèle théorique a été proposé suite à cette revue de la littérature (Figure 1).
Étude quantitative
120 adolescents atteints de douleurs chroniques en Suisse et en France ont complété des questionnaires évaluant la satisfaction des besoins fondamentaux (Chen et al., 2015), le niveau de peur et d’évitement face à la douleur (Simons et al., 2011) et leur niveau d’impact fonctionnel (Walker & Greene, 1991). Les résultats des analyses en chemin et des équations structurelles montrent qu’un plus haut niveau de satisfaction de l’autonomie et des compétences diminue l’impact des douleurs sur le quotidien, grâce à une diminution des peurs et de l’évitement (Riggenbach et al., 2020). Ces résultats valident partiellement le modèle théorique proposé dans la revue Topique de la littérature, en soutenant qu’une plus haute satisfaction des besoins fondamentaux est liée à un impact de la douleur moindre.
Étude qualitative
Quinze adolescents souffrant de douleurs chroniques ont été interviewés au moyen d’entretiens semi-structurés de recherche. Le but de ces entretiens était d’explorer concrètement les ressources mises en place par les adolescents, pour vivre au quotidien avec des douleurs chroniques. Une analyse phénoménologique interprétative (Smith et al., 1997) a révélé deux catégories. La première, « qu’est-ce qui rend possible de rester actif ? » est composée de trois sous-catégories : (1) « être un expert de la douleur », (2) « profiter de la vie et se décentrer de la douleur », et (3) « agir maintenant pour le futur ». La deuxième catégorie, « traverser l’expérience de la douleur ensemble » comporte deux sous-catégories : (1) « négocier avec les parents des aspects développementaux et liés à la douleur » et (2) « avoir l’air normal pour être accepté par les pairs. »
L’importance des parents et d’un contexte soutenant les besoins fondamentaux psychologiques
En entretien clinique, il vaut la peine d’évaluer les besoins fondamentaux avec des questions très concrètes, car les besoins fondamentaux psychologiques sont en lien avec la manière dont les douleurs sont gérées au quotidien. Il est également essentiel d’évaluer si le contexte dans lequel vivent les adolescents soutient les besoins psychologiques (Table 2). Des parents, des enseignants ou des proches qui ne soutiennent pas les besoins psychologiques de leurs enfants peuvent augmenter leur frustration (Soenens et al., 2007) et ainsi entraîner des conséquences négatives sur le court et le long terme, tant sur le développement de l’adolescent que sur sa manière de gérer les douleurs dans sa vie (Riggenbach et al., in prep).
Table 2 : Exemples de soutien et contrôle parental et effet sur l’adolescent(e) | |
Parents soutenants
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Parents contrôlants |
• Empathiques
• Prennent la perspective de l’adolescent(e) • Encouragent la prise de décision et le fonctionnement volontaire de l’adolescent • Proposent des choix qui ont du sens (si possible) • Peuvent expliquer leurs décisions de manière rationnelle
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• Intrusifs et coercitifs
• Autoritaires • Poussent l’adolescent(e) à agir ou se comporter d’une certaine manière • Ridiculisent, menacent, culpabilisent et punissent
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Adolescent(e) Soutenu(e) |
Adolescent(e) contrôlé(e)
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• Agit suivant ses valeurs et normes
• Se sent entouré par ses parents, sait qu’il peut compter sur eux pour prendre des décisions • Développe son système de valeurs, ses goûts et ses intérêts personnels • Motivé pour découvrir et apprendre
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• Se sent forcé d’agir d’une certaine manière
• Agit pour éviter d’être critiqué, ridiculisé ou puni • Se sent constamment sous pression pour atteindre les attentes d’autrui
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Conclusion
Ces différents résultats montrent que les adolescents atteints de douleurs chroniques sont avant tout des adolescents qui ont des besoins similaires à leurs pairs, notamment des besoins psychologiques fondamentaux nécessitant d’être satisfaits, et qui poursuivent des buts souvent semblables à ceux des adolescents ne souffrant pas de douleurs chroniques. Si les besoins fondamentaux ne sont pas satisfaits, il y a de fortes chances pour que les buts personnels des adolescents ne le soient pas non plus, et cela peut entraîner des conséquences sur leur développement et une péjoration de la vie avec des douleurs peut être constatée. A l’inverse, la satisfaction des besoins fondamentaux et le soutien dans la poursuite de buts personnels peut aider les adolescents à traverser l’expérience douloureuse avec des conséquences moindres.
Notre étude montre également l’importance de ne pas considérer la douleur à l’adolescence dans une perspective exclusivement psychopathologique, comme c’est souvent le cas.
Et pour terminer, nous soulignons l’importance du contexte interactionnel sur le bien-être et la bonne gestion des douleurs au quotidien.
Bibliographie
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Cousins, L. A., Kalapurakkel, S., Cohen, L. L., & Simons, L. E. (2015). Topical review: Resilience resources and mechanisms in pediatric chronic pain. Journal of Pediatric Psychology, 40(9), 840–845. https://doi.org/10.1093/jpepsy/jsv037
Deci, E. L., & Ryan, R. M. (2008). Self-determination theory: A macrotheory of human motivation, development, and health. Canadian Psychology/Psychologie Canadienne, 49(3), 182–185. https://doi.org/10.1037/a0012801
Goubert, L., & Trompetter, H. (2017). Towards a science and practice of resilience in the face of pain. European Journal of Pain, 21(8), 1301–1315. https://doi.org/10.1002/ejp.1062
Huguet, A., & Miró, J. (2008). The severity of chronic pediatric pain: An epidemiological study. The Journal of Pain, 9(3), 226–236. https://doi.org/10.1016/j.jpain.2007.10.015
King, S., Chambers, C. T., Huguet, A., MacNevin, R. C., McGrath, P. J., Parker, L., & MacDonald, A. J. (2011). The epidemiology of chronic pain in children and adolescents revisited: A systematic review. Pain, 152(12), 2729–2738. https://doi.org/10.1016/j.pain.2011.07.016
Perquin, C. W., Hazebroek-Kampschreur, A. A., Hunfeld, J. A., Bohnen, A. M., van Suijlekom-Smit, L. W., Passchier, J., & van der Wouden, J. C. (2000). Pain in children and adolescents: A common experience. Pain, 87(1), 51–58.
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Soenens, B., Vansteenkiste, M., Lens, W., Luyckx, K., Goossens, L., Beyers, W., & Ryan, R. M. (2007). Conceptualizing parental autonomy support: Adolescent perceptions of promotion of independence versus promotion of volitional functioning. Developmental Psychology, 43(3), 633.
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