Juliette Bloch*, Raphaël Spira*, Elizabeth Gloaguen, Stéphanie Goldman, Françoise Pawlotsky, Marc Sznajder, Daniel Annequin**
* EVAL, 75 rue du Faubourg Saint-Antoine, 75011 Paris
** ADAP, Hôpital d’enfants Armand Trousseau, 26 rue du Dr A. Netter 75571 Paris Cedex 12
Cette enquête a été réalisée grâce au financement de la Direction Générale de la Santé, à la demande du secrétariat d’Etat à la Santé. Sa réalisation a été confiée à la Société EVAL, la direction au Docteur Daniel Annequin, (Paris) et un comité scientifique, composé des Docteurs Jean Camboulives, Jean-Paul Dommergues, Annie Gauvain-Piquard, et Isabelle Murat, en a validé la méthodologie.
Les deux objectifs de cette enquête étaient d’obtenir un descriptif précis de l’état des lieux en matière de prise en charge de la douleur de l’enfant dans les établissements français de court séjour et évaluer les besoins en formation.
1. METHODOLOGIE
L’originalité de la méthode a été de combiner une enquête par auto-questionnaire et une enquête in situ. Un échantillon de 20 établissements de santé, regroupés pour des facilités logistiques en 4 régions, Ile de France, Bretagne, Nord et PACA a été tiré au sort, pour éviter la sélection subjective d’établissements connus pour leurs pratiques en matière de prise en charge de la douleur de l’enfant. Dans chacune des quatre zones, un établissement CHU ou CHR, deux établissements CHG, et deux établissements privés, PSPH ou privé à but lucratif ont été sélectionnés. L’enquête s’est déroulée en deux phases. Dans un premier temps, un auto-questionnaire personnalisé comportant autant de rubriques que de services accueillant les enfants a été adressé au directeur de chaque établissement sélectionné. Celui-ci devait désigner un responsable de l’enquête au sein de son établissement, chargé de faire remplir le questionnaire dans les différents services. Dans un deuxième temps, un enquêteur spécialisé (pédiatre ou puéricultrice spécialiste de la douleur), s’est rendu sur place, avec pour mission de valider (voire parfois de corriger) les réponses à l’auto-questionnaire, de collecter le cas échéant, des protocoles écrits et de recueillir les expériences de soignants dans le domaine de la prise en charge de la douleur, au cours d’entretiens avec des cadres infirmiers et médicaux des différents services des établissements.
2. RESULTATS
2.1. Enquête quantitative
L’auto-questionnaire a été rempli par 29 services de pédiatrie, 42 services de chirurgie et 20 services d’accueil des urgences. Il comportait des rubriques communes aux différents services en ce qui concerne la pratique de l’analgésie pour différents gestes douloureux et l’utilisation de produits morphiniques, ainsi que des rubriques plus spécifiques de chaque type de services (attitude en salle de réveil, réalisation des sutures). Un chapitre était consacré à la pratique des endoscopies et un autre, destiné à la pharmacie, permettait d’enregistrer les consommations réelles de produits analgésiques par les services pédiatriques pendant l’année précédente.
2.1.1. Contrôle de la douleur
Pour les poses de perfusion ou les prélèvements veineux, la crème EMLA® est utilisée régulièrement dans 66% des services interrogés. Elle est plus utilisée dans les services de médecine, que dans les services de chirurgie, les services d’urgences étant les plus faibles utilisateurs, en raison du délai nécessaire entre l’application et le geste. En cas de prélèvements ou perfusions répétés, la pose d’un cathéter avec obturateur est d’usage fréquent (90% des services de médecine pédiatrique et 81% des services de chirurgie).
93% des services de pédiatrie et 67% des services d’urgences déclarent utiliser la crème EMLA® souvent ou toujours pour la réalisation des ponctions lombaires. L’utilisation du mélange équimolaire d’oxygène et de protoxyde d’azote (MEOPA) pour ce geste reste encore rare (14% des services de médecine pédiatrique).
Pour la réalisation de sutures simples (4 points) aux urgences, l’utilisation du MEOPA est régulière dans 21% des services, la sédation intra-rectale dans 5% et l’utilisation de la colle Histoacryl® dans 5% des services.
Les protocoles écrits de prise en charge de la douleur sont rares (30%). La palette des antalgiques déclarés être utilisés dans les services est large, avec par ordre de fréquence décroissante, le Nubain® IV (71% des services), la morphine IV® (50%), le paracétamol codeïné (43%) et le Diantalvic® per os (38%). Près de la moitié des services de chirurgie n’utilise jamais de morphine. L’utilisation chez le nourrisson de moins d’un an est encore plus restreinte. Les principales indications chirurgicales des produits morphiniques sont les suites d’amydalectomies ou d’autres actes de chirurgie ORL, les fractures et d’une manière plus générale, la chirurgie orthopédique lourde.
Près des deux tiers (62%) des services de chirurgie peuvent utiliser des pompes d’analgésie contrôlée par le patient (PCA), mais parmi eux, deux tiers des services ne les utilisent jamais ou peu souvent chez l’enfant. Les principales indications médicales citées de la morphine sont les crises drépanocytaires, les brûlures, les douleurs de fin de vie.
2.1.2. Évaluation de la douleur
Dans 83% des services, les équipes n’utilisent pas de scores comportementaux pour l’hétéro-évaluation de la douleur de l’enfant de moins de 6 ans. Chez l’enfant de plus de 6 ans, l’utilisation de score d’auto-évaluation, essentiellement l’Échelle Visuelle Analogique, n’est effective que dans 43% des services, et plus rarement aux urgences (25%).
Les protocoles écrits d’évaluation de la douleur sont rares (22%).
Il n’y a pas d’évaluation de la douleur en salle de réveil dans près de 30% des services de chirurgie. Lorsqu‚une évaluation est faite, il s’agit dans la moitié des cas d’une évaluation subjective, basée sur l’examen clinique, les pleurs. Au total, dans 38% des services sont utilisées des grilles et des échelles d’évaluation. Les résultats de l’évaluation ne sont consignés sur la feuille de soins que dans moins de la moitié des cas.
2.1.3. Organisation de la prise en charge de la douleur
Un référent » douleur » est désigné par près de la moitié des services, il s’agit le plus souvent d’un anesthésiste-réanimateur.
Une formation à la douleur existe pour les infirmières dans 68% des services, mais seulement dans 50% des services pour les médecins. Il s’agit de formation théoriquement disponible, ce qui ne veut pas dire qu‚elle soit suivie par l’ensemble du personnel.
2.1.2. Comparaison entre services pédiatriques et services adultes-enfants
La prise en charge de la douleur est meilleure dans les services de chirurgie n’accueillant que des enfants : la crème EMLA® est deux fois plus souvent utilisée, des précautions pour rendre la fixation et l’ablation des pansements moins douloureuses sont trois fois plus souvent utilisées, l’utilisation de la morphine est beaucoup plus fréquente (77% des services pédiatriques l’utilisent contre 26% des services non pédiatriques). La douleur de l’enfant de plus de 6 ans est six fois plus souvent évaluée dans les services de chirurgie pédiatrique, que ce soit en salle de réveil ou en salle d’hospitalisation et il existe plus souvent des protocoles écrits de prise en charge de la douleur de l’enfant. Une formation du personnel soignant, infirmier ou médical est plus souvent disponible.
Aux services d’accueil des urgences exclusivement pédiatriques, on utilise plus souvent la crème EMLA®, que ce soit pour les prises de sang, les poses de perfusion ou les ponctions lombaires que dans les services mixtes. L’évaluation de la douleur au moyen d’échelle d’auto-évaluation y est aussi plus fréquente et des protocoles écrits de prise en charge de la douleur en urgence n’ont été recueillis que dans des services d’urgences pédiatriques.
2.1.4. Les endoscopies
Des endoscopies pédiatriques étaient pratiquées dans 12 établissements sur les vingt enquêtés. Il s’agissait surtout d’endoscopies digestives hautes. Pour ce geste, de grandes disparités de prise en charge sont observées. Dans cinq établissements (42%), ces endoscopies se font toujours ou souvent sous anesthésie générale (AG), mais dans les 7 autres, cela n’arrive jamais ou rarement. Quand il n’y a pas d’anesthésie générale, les autres moyens analgésiques les plus cités sont l’Hypnovel® intra-rectal (58%), la xylocaïne en spray (25%) et le MEOPA (17%). Dans trois établissements, il n’y a pas d’analgésie chez le nourrisson (avant 6 mois ou avant 1 an), dans un autre établissement, c‚est au contraire au-delà de 10 ans, qu‚une simple anesthésie locale suffit.
Pour les endoscopies bronchiques, l’AG n’est pas la règle : elle est réalisée régulièrement dans 3 services sur 9 qui en pratiquent, le petit nourrisson en bénéficiant encore plus rarement. Quand il n’y a pas d’AG, le geste se fait sous anesthésie locale à la Xylocaïne® ou sous Hypnovel®.
2.1.5. La pharmacie
Les indicateurs relevés au niveau des pharmacies des établissements ont montré une augmentation de consommation en 1997 par rapport à 1996, par les services qui en utilisent, de l’Efferalgan codéiné®, du Codoliprane®, du Nubain® injectable, de la morphine injectable, du sirop de morphine, et de la crème EMLA®. Par contre, les consommations de Temgésic®, de Moscontin® (ou Skénan®) sont constantes ou en diminution.
2.2. Enquête qualitative
L’enquête par entretien sur place a confirmé les différences entre les services et a permis d’en dégager certains éléments explicatifs, notamment au travers de l’historique de la prise en charge de la douleur au sein des services.
2.2.1. Des contrastes
Nous avons été frappés du contraste existant non seulement entre les établissements, mais aussi entre les différents services qui accueillent les enfants à l’intérieur d’un même établissement. Paradoxalement, ce n’est pas toujours dans les services de pédiatrie que l’on rencontre la meilleure prise en charge.
Nous n’avons observé que très rarement une communication entre les différents partenaires de la prise en charge des enfants d’un même établissement. En conséquence, les changements dans les pratiques ne diffusent pas d’un service à l’autre. Par exemple, le début de l’utilisation de la crème EMLA® a pu être différée d’une année d’un service à un autre dans un même établissement. Lorsque des protocoles écrits ont été mis au point dans un service, ils ne sont que rarement diffusés dans les autres services de l’établissement accueillant des enfants.
2.2.2. Les points positifs
Dans la majorité des établissements enquêtés, des changements sont intervenus ces deux ou trois dernières années dans la prise en considération et par conséquent la prise en charge de la douleur de l’enfant. Il apparaît nettement que ces changements ont généralement été insufflés par une personne, médecin ou cadre infirmier, qui, du fait d’une formation spécifique ou d’une expérience professionnelle, a entrepris de changer les attitudes face à la douleur dans son service. Ces changements ne peuvent se mettre en place que lorsqu‚ils sont fortement soutenus par le cadre infirmier et le chef de service.
Nous avons noté que la possibilité pour les parents qui le souhaitent d’assister aux soins de leur enfant (prélèvements, pansements, pose de perfusion) est un bon marqueur de la sensibilisation du personnel au problème de la douleur de l’enfant.
Certaines idées innovantes ou traduisant un effort particulier dans la prise en charge ou l’évaluation de la douleur, méritent d’être relevées. Ainsi :
- La possibilité pour l’enfant de choisir son mode d’anesthésie en consultation pré-anesthésie, puis au bloc (pour la chirurgie ORL),
- La prescription systématique de tube ou de patch EMLA® pour les prélèvements effectués en externe,
- La rédaction de protocoles spécifiques à certaines affections douloureuses et sur l’évaluation de la douleur de l’enfant en fonction de l’âge,
- l’utilisation d’anesthésies loco-régionales en chirurgie (bloc pénien, péridurale morphinique),
- un » BIP douleur « , porté par un anesthésiste, dédié à tous les problèmes de douleur des services de chirurgie d’un établissement pédiatrique (mais pas encore étendu aux services de médecine),
- la création de centre de la douleur, de comité douleur, de groupe de travail douleur, pluridisciplinaire.
L’absence de prise en charge de la douleur de l’enfant s’accompagne généralement d’un déni de celle-ci, particulièrement net en ce qui concerne la réalisation des endoscopies digestives hautes, des prélèvements veineux et de la chirurgie ORL (amydalectomie). Il existe aussi une confusion fréquente entre la complexité d’un acte chirurgical et la douleur qui en résulte, un geste simple (adénoïdectomie ou paracentèse, par exemple) étant considéré comme peu douloureux.
Dans d’autres cas, c‚est l’ignorance qui est en cause dans le contrôle insuffisant de la douleur : ignorance de la possibilité d’utiliser une PCA avant 12 ans (ailleurs, elle est utilisée dès 7 ans), peur de masquer un diagnostic en soulageant une douleur abdominale, peur d’empêcher le transit en prescrivant de la morphine en postopératoire digestif (ce que d’autres font, sans problème).
L’utilisation d’échelles pour évaluer la douleur est finalement peu répandue, bien que les échelles soient souvent connues, et le problème posé par l’évaluation de la douleur chez l’enfant de moins de 5 ans a été souligné à plusieurs reprises.
2.2.4. Les besoins et les souhaits pour le futur
Les besoins identifiés concernent en premier lieu la formation à la prise en charge de la douleur, qu‚elle soit générale ou plus spécifique de certaines situations (évaluation de la douleur chez le patient neurologique, chez le nourrisson, utilisation de la PCA, du MEOPA) et en second lieu la rédaction de protocoles de prise en charge de la douleur et le partage des protocoles existants entre services d’un même établissement.
CONCLUSION
Cette étude nous montre que la prise en charge de la douleur de l’enfant reste très hétérogène dans les établissements de santé de l’enfant, et même à l’intérieur d’un même établissement. La réalisation d’un même acte médical douloureux, peut se faire sans aucune sédation dans un établissement ou sous anesthésie générale dans un autre. Nous avons rencontré de nombreuses expériences innovantes et riches, qui démontrent qu‚un contrôle efficace de la douleur est possible, quel que soit le type de service ou d’établissement. Si un changement dans les attitudes vis-à-vis de la douleur s’est amorcé ces dernières années dans de nombreux services, c‚est le plus souvent sous l’influence d’une personne, cadre médical ou infirmier, spécialiste de la douleur. La formation du personnel soignant est donc fondamentale pour faire évoluer les mentalités, et se doit de devancer les besoins exprimés. En effet, lorsque la sédation de la douleur n’est pas une priorité de service, elle est souvent purement et simplement niée par les soignants, qui ne ressentent par conséquent pas le besoin de modifier leur comportement dans ce domaine.