G. Danon – MD, psychiatre d’enfants Unité Fonctionnelle d’Analgésie Pédiatrique, Hôpital Trousseau, Paris
INTRODUCTION
La douleur et la dépression du très jeune enfant ont un point commun. Elles ont longtemps été et sont encore fréquemment mises en doute, non reconnues voire déniées. Le petit enfant ne peut avoir mal, ne peut être triste ou déprimé. Douleur physique et douleur psychique se confondent, suscitent des mouvements émotionnels contradictoires et posent de nombreuses questions théoriques et pratiques.
La difficulté d’évaluation
Difficulté d’évaluation de la douleur du nourrisson : un bébé a-t-il mal ?
La difficulté à évaluer de façon adéquate, fiable et reproductible la douleur du bébé est vécue comme un obstacle majeur dans la prise en charge de la douleur du nourrisson et du très jeune enfant.
La réaction douloureuse et la réaction de stress, sont théoriquement mesurables par des éléments « objectifs » telles la fréquence cardiaque et respiratoire, la tension artérielle. Pourtant, la composante nociceptive de la douleur aiguë ne peut être réduite, à elle seule, à la définition de la douleur. La notion de douleur perd certes alors en précision, mais elle étend ainsi son champ d’application.
Difficulté d’évaluation de la dépression du nourrisson : un bébé peut-il être déprimé, peut-il se déprimer ?
Cette même difficulté d’évaluation des syndromes du nourrisson se retrouve en psychiatrie du jeune enfant. Les difficultés de repérage des signes de dépression sont d’autant plus marquées qu’elles sont associées au refus de l’existence même d’un tel syndrome avant l’âge de la représentation symbolique (autrement dit grossièrement avant le langage, voire même pour certains avant la représentation de perte d’un objet relationnel).
Pourtant le concept de dépression, au sens de l’adulte, c’est-à-dire, difficulté d’élaboration émotionnelle et cognitive d’une perte psychique, pourrait s’appliquer à l’enfant, à condition que l’on n’exige pas de lui la capacité de perception consciente de cette perte ou son expression verbalisée.
Les écrits de Spitz sur l’hospitalisme, et les théorisations plus récentes de l’Attachement dans la suite de (J. Bowlby) et (Rutter) démontrent pourtant que le nourrisson, dès l’âge de 9 ou 10 mois, est capable de manifester par des signes clairs, un langage à expression corporelle et émotionnelle, la souffrance de la séparation brutale, de la négligence et de la carence affective.
Au cours du premier semestre de la vie, le nouveau-né et le nourrisson, ne seraient-ils pas en mesure d’éprouver ces mêmes phénomènes ? Ce mode de raisonnement ressemble curieusement à celui déjà employé pour la douleur. La capacité que possède le nourrisson à s’exprimer est limitée. L’absence de moyens que nous mettons à notre disposition pour tenter de « décoder » son comportement participe à notre non-repérage des difficultés du très jeune enfant.
Des arguments s’appuyant sur les recherches récentes en psychologie du développement sur les nombreuses compétences du nouveau-né et du nourrisson, à l’observation du bébé, à la clinique psychiatrique du bébé devraient octroyer au bébé, au minimum, le bénéfice du doute.
LE BEBE
Un être déjà complexe à la naissance avec des capacités de mémorisation étonnantes
L’image rassurante du nourrisson simple tube digestif, rassasié, comblé, bercé, endormi, a disparu depuis que les connaissances acquises ces dernières années nous ont livré un bébé aux compétences étonnantes qui ne cessent de nous émerveiller.
Le nouveau-né, à quelques heures de vie, est capable de reconnaître l’odeur et la voix de sa mère. Les recherches en psychologie du développement ont mis en évidence des comportements aussi élaborés, dès la naissance, que la capacité à imiter des mimiques faciales complexes comme la protrusion de la langue, ou de démontrer les capacités mnésiques extraordinaires du bébé. Le nourrisson est capable de se rappeler à plusieurs jours d’intervalle comment déplacer un mobile avec ses pieds dès l’âge de deux mois (et répéter l’expérience). Il possède, dès ce très jeune âge, des capacités de transformation de sa mémoire d’un canal sensoriel à un autre, par exemple reconnaître visuellement la forme d’une tétine qu’il a eue dans la bouche mais n’a jamais vue (Meltzoff).
Les recherches sur la douleur du nourrisson ont pu ces dernières années mettre en évidence l’application de ces connaissances à la mémorisation du ressenti douloureux du très jeune enfant. Dès quelques jours de vie, les études sur le retrait du talon après un premier prélèvement ou encore la mémorisation de la douleur corporelle sur des études comparatives d’injections vaccinales, avec et sans anesthésique local, ont montré que le bébé réagirait plus intensément à la deuxième expérience douloureuse identique.
Si le doute peut persister de savoir si oui ou non ce ressenti est néfaste à long terme, du moins l’existence du ressenti douloureux physique devient difficile à mettre en doute.
La sensorialité du nourrisson est déjà très développée dès les premières semaines. Pourtant si le bébé a des capacités étonnantes, sa plus grande qualité est peut-être d’être avide de relation. Il est « construit » pour l’interactivité, pour mettre en place des interactions, comportementales et émotionnelles, avec un et même plusieurs adultes autour de lui, figures de référence (Tronick).
Bien plus précocement qu’il ne semblait jusqu’à présent, le bébé possède des capacités à interagir avec deux personnes différemment, en se référant à l’une pour s’adresser à l’autre (social referencing des anglo-saxons). Cette capacité apparaîtrait dès l’âge de 4 ou 5 mois (Fivaz). Elle laisse supposer que déjà, à ce moment, le bébé est en mesure d’intégrer des mouvements émotionnels avec plusieurs personnages. Les mécanismes émotionnels et intrapsychiques du bébé restent encore inconnus dans leur détails, objet de recherche et de spéculation (Stern).
Jusqu’à présent, toutes les nouvelles connaissances concernant le nourrisson ont donné des résultats dans le même sens : le bébé ressent et est capable, si l’on tient compte de son immaturité et de l’environnement compensateur, d’une grande palette sensorielle, émotionnelle et cognitive, toujours plus importante que ce qui en était perçu auparavant.
Le très jeune enfant pourrait tout autant souffrir qu’avoir mal.
LE BEBE DOULOUREUX, UN BEBE DEPRIME ?
LE BEBE DEPRIME, UN BEBE DOULOUREUX ?
Les classifications psychiatriques ont tenté de définir la dépression de l’enfant et du jeune enfant à partir des critères connus chez l’adulte, avec une forte tendance à l’adultomorphisme.
L’épisode dépressif majeur
La première classification psychiatrique utilisée, celle de l’Association Américaine de Psychiatrie, la DSM4, Diagnostic Statistic Classification, 4ème édition, est généralement citée comme référence. Elle énonce des critères très proches de l’autre grande classification mondiale, celle de l’OMS (Organisation Mondiale de la Santé), la Classification Internationale de Maladies ICD 10 (10ème édition).
Les critères de la dépression sont les suivants :
Un épisode dépressif majeur se définit lorsqu’il existe de manière habituelle, pendant deux semaines ou plus, en changement par rapport à un état antérieur, au moins un des deux critères essentiels suivants :
1. Humeur dépressive
2. Perte d’intérêt ou de plaisir
et au moins cinq des neuf critères symptomatiques suivants :
- Humeur dépressive : pratiquement toute la journée, presque tous les jours, signalée par le sujet, ou observée par les autres ; éventuellement irritabilité chez l’enfant.
- Diminution de l’intérêt et du plaisir des activités toute la journée, presque tous les jours, signalée par le sujet, ou observée par les autres.
- Diminution du poids, diminution ou augmentation de l’appétit ; chez l’enfant absence de la prise de poids attendue.
- Insomnie ou hypersomnie.
- Agitation ou ralentissement psychomoteur.
- Fatigue ou perte d’élan, presque tous les jours.
- Sentiment de dévalorisation et/ou de culpabilité excessive (peut-être délirante).
- Diminution des capacités de penser, ou à se concentrer.
- Idées de mort, idées suicidaires.
Cette définition du DSM4 précise que l’existence d’un trouble dépressif doit être non spécifique. Ceci veut dire que la dépression ne doit pas être liée à une affection connue ou à un deuil récent (inférieur à un an).
Cette définition pose deux problèmes :
Elle limite la dépression à « épisode dépressif majeur » au sens de sa définition psychiatrique. Elle exclut le deuil et la maladie somatique grave associée.
Ces limitations de nosographie peuvent entraîner une minimisation des troubles et une absence de prise en charge de ces dépressions.
Bien que chaque item précise que l’observation du patient autant que sa propre plainte doivent être prises en compte, un nombre important d’items sont peu adaptés au jeune enfant. On retrouve le ralentissement et les difficultés d’alimentation et de sommeil comme éléments communs à tous les âges de la vie.
La description de l’épisode dépressif de l’adulte semble au premier abord très différente du syndrome douloureux chronique. Seule la grande prostration mélancolique se rapproche de l’atonie psychomotrice massive, nettement plus rare chez l’adulte que chez l’enfant. De plus, les circonstances d’installation du syndrome et le discours du patient lui-même sont les éléments clés sur lesquels s’appuient le diagnostic. Chez l’enfant très jeune, ce dernier élément est absent et les circonstances sont relatées par l’adulte principal « caregiver » (dispensateur de soins).
Cependant, tout épisode dépressif nouveau chez l’adulte fait toujours rechercher et éliminer un diagnostic de maladie chronique ou maligne. Les patients présentant des pathologies somatiques graves sont plus fréquemment sujet à des épisodes dépressifs.
Chez l’enfant, la « dépression affective » a donné lieu à des tentatives de caractéristiques plus spécifiques sans que pour autant une définition à part entière de la dépression de l’enfant puisse être acceptée dans les classifications existantes.
La dépression de la première enfance
En 1994 apparaît la seule classification existante en psychiatrie du nourrisson : La Diagnostic classification 0-3 (Greenspan, 1994).
Cette classification tente de repérer à travers une approche multi-axiale la psychopathologie du nourrisson et du très jeune enfant. Elle distingue plusieurs catégories de troubles dont les troubles de l’affect. Au sein de ceux-ci se situent les troubles de l’humeur, répartis en deuil prolongé et réaction de perte, et la dépression de la première et de la petite enfance. S’y ajoute le trouble mixte de l’expression émotionnelle bien distinct de la dépression.
ÆHumeur dépressive ou irritable.
ÆDiminution de l’intérêt et /ou du plaisir à se livrer aux activités en rapport avec leur développement.
ÆDiminution des capacités de protestation.
ÆGeignements et/ou pleurs excessifs.
ÆDiminution des interactions sociales et des initiatives.
Auquel on ajoute :
ÆTroubles du sommeil.
ÆTroubles de l’alimentation avec perte de poids ou absence de prise de poids attendue compte-tenu de l’âge et du développement. La durée des troubles doit être > ou = à deux semaines. En sont exclus les troubles liés de façon manifeste à des maltraitances graves ou les troubles liés à une situation d’ajustement.
L’évaluation de ces éléments nécessite de pouvoir évaluer la différence entre le comportement habituel de l’enfant et l’état actuel en rapport avec le développement et les capacités émotionnelles attendues pour l’âge. Il faut ainsi mettre en perspective le développement émotionnel autant que le développement psychomoteur.
Ces définitions de la dépression peuvent être mises en perspective avec celle de l’atonie psychomotrice telle qu’elle a été élaborée par A. Gauvain-Piquard :
Atonie psychomotrice :
ÆDisparition de l’initiative motrice.
ÆLatence et lenteur des mouvements.
ÆRéduction de la mobilité spontanée réduite aux seules extrémités.
ÆPerte de l’ajustement postural.
Atonie psychique :
ÆDésintérêt pour le monde extérieur.
ÆAltération de la capacité à réagir.
ÆAltération de la capacité à interagir. L’atonie psychique est peu différente en apparence du syndrome dépressif. La diminution des interactions = l’altération des capacités à réagir et à interagir. Le désintérêt pour le monde extérieur = diminution de l’intérêt et du plaisir aux activités habituelles. La lenteur est présente dans les deux situations. Une approche sémiologique fine pourrait démontrer des différences au niveau du ralentissement même, global dans la dépression, différent dans l’atonie psychomotrice où la mobilité des extrémités persiste.
Atonie psycho-motrice | Dépression de la première enfance |
Disparition de l’initiative motrice | Humeur dépressive ou irritable |
Latence et lenteur des mouvements | Ralentissement global |
Réduction de la mobilité spontanée réduite aux seules extrémités | |
Perte de l’ajustement postural | Geignements et/ou pleurs excessifs |
Désintérêt pour le monde extérieur | Diminution de l’intérêt et /ou du plaisir à se livrer aux activités |
Altération de la capacité à réagir | Diminution des capacités de protestation |
Altération de la capacité à interagir | Diminution des interactions sociales et des initiatives |
Le contexte, l’histoire de la maladie, l’histoire de l’enfant lui-même et de sa famille vont participer au diagnostic différentiel. Dans le doute persistant, un essai médicamenteux est possible.
La dépression est une pathologie souvent insidieuse et lente. Les antalgiques, même si il s’agit du Laroxyl® antidépresseur tricyclique, ne peuvent transformer le tableau en quelques heures. Par contre, s’il s’agit de dépression, les tricycliques « réaniment » un bébé en atonie psychomotrice.
La qualité et la quantité des interactions sont également des éléments primordiaux. La modification rapide et brutale de la qualité des interactions dans un sens dit « positif », sous traitement médicamenteux, oriente vers une origine douloureuse plus que vers un trouble de l’humeur partiellement intriquées à des difficultés relationnelles parent-enfant.
Le bébé possède une gamme déchiffrable de manifestations d’appel plus limitée que l’adulte. La douleur, la douleur comme la souffrance et la tristesse se retrouvent donc dans des voies communes d’expression.
Du moins pouvons nous interroger ce que nous observons et ce que suscite en nous les manifestations du bébé dont le silence comme les pleurs sont des appels.
« Un bébé tout seul, ça n’existe pas »
BIBLIOGRAPHIE |
Bowlby J. (1969-1982) Attachment and Loss, 3 volumes, New York basic Books.
DC 0-3 : Classification diagnostique de 0 à 3 ans (1998) sous la direction de Greenspan R., Médecine et Hygiène.
DSM4 : Diagnostic Statistic Manual 4ème Edition (1994).
Fivaz-Depursinge E. (2000) Le bébé et la triangulation,
in Alliances autour du bébé : De la recherche à la clinique
sous la direction de Maury M., Lamour M., PUF, Paris.
Pichard-Léandri E., Gauvain-Piquard A. (1989), La douleur de l’enfant, Medsi/McGraw-Hill.
Meltzoff A. N. (1999) Origins of theory of mind, cognition and communication
Journal of Communication Disorders, 32, 4, pp251-69.
Rutter M. (1981) Maternal deprivation reassessed Harmondsworth, England.
Spitz R. (1945) Hospitalism. An inquiry into the genesis of psychiatric conditions in early childhood. Psychoanalytic Study of the Child,1; pp53-74.
Stern D. N. (1985) The interpersonal world of the infant, New York basic Books.
Tronick E. (1981) Infant communicative intent: the infant’s reference to social interaction, in R.E. Stark (ED) Language Behavior in Infancy and early childhood.