Article de Rebecca Shankland – Professeure des Universités en psychologie du développement Université Lumière Lyon 2

27es Journées Pédiadol – La douleur de l’enfant, 2020

Nous vivons aujourd’hui dans une société qui valorise fortement l’autonomie, tandis que la dépendance a mauvaise presse. En effet, dès le plus jeune âge, parents et professionnels encouragent à « couper le cordon » symboliquement sans tarder. Pourtant, il est essentiel de commencer par orienter tous les efforts des parents et des professionnels, pour cultiver le lien d’attachement, car l’autonomie n’en sera que mieux développée.

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Nous présenterons dans un premier temps les recherches ayant mis en évidence l’importance de la proximité physique pour favoriser le lien d’attachement et l’autonomie de l’enfant. Puis nous aborderons comment la représentation des relations du côté de l’interdépendance, plutôt que de la dépendance perçue comme asservissante, peut contribuer à faire émerger des relations constructives et apaisées, en évitant un certain nombre d’impasses relationnelles dans lesquelles parents, enseignants, travailleurs sociaux ou soignants peuvent se retrouver. Enfin, nous conclurons par quelques perspectives sur le développement d’une culture de l’interdépendance dès la petite enfance, afin de favoriser un climat de coopération et de solidarité.

Lorsque l’on devient parent ou professionnel de la petite enfance, la question de l’attachement comme frein ou comme levier pour le développement de l’enfant se pose régulièrement : faut-il laisser pleurer le bébé pour qu’il apprenne à réguler seul ses émotions plus rapidement ? Faut-il éviter de prendre souvent l’enfant dans ses bras pour qu’il ne devienne pas capricieux et toujours en quête d’attention de ses parents ? Pour répondre aux interrogations liées aux effets de la proximité physique sur le développement de l’enfant et de son autonomie, une équipe de chercheurs de l’Université de Columbia à New York a mené une expérimentation auprès de jeunes mamans[i]. Un groupe de femmes a été contacté au cours de leur grossesse et, après

leur accord pour participer à l’étude, la moitié d’entre elles a reçu un transat pour bébé avec comme conseil de placer l’enfant dans ce siège le plus souvent possible au lieu de le garder sur soi, tandis que l’autre moitié des mères recevaient un porte-bébé avec comme conseil de garder le plus souvent l’enfant contre soi. Les chercheurs ont ensuite convié les parents avec leur enfant à l’âge 13 mois et ont observé leurs conduites d’exploration considérées comme un indicateur du degré d’autonomie. Ils ont constaté que les jeunes enfants qui avaient été portés plus souvent étaient plus à l’aise pour s’éloigner de leurs parents et aller explorer d’autres espaces.

Des travaux plus récents ont également mis en évidence l’importance de la proximité physique, peau-à-peau, sur la santé physique et le développement de l’enfant. Par exemple, une recherche publiée en 2019 dans le Lancet a montré une réduction de 40 % de la mortalité de prématurés grâce au dispositif Kangourou[i]. On comprend alors toute l’importance d’évolutions techniques permettant de favoriser ce contact entre le parent et le nourrisson, telles que la création de capteurs moins invasifs qui permettent aux parents de prendre davantage l’enfant contre eux[ii]. Au-delà de l’importance pour la santé, cette proximité physique contribue au développement d’un lien d’attachement sécurisant qui favorise les conduites d’exploration de l’enfant, permettant ainsi un développement accru de ses compétences et de son autonomie. Ainsi, contrairement à ce que l’on pourrait croire spontanément, l’attachement au parent ne représente pas un frein à l’autonomie de l’enfant.

A l’inverse, lorsque le nourrisson est séparé de ses parents de manière prolongée, cela inhibe certains de ses systèmes neuronaux responsables des comportements de recherche de contact avec autrui. Lorsque ces systèmes sont inhibés, on observe une diminution de l’activité du bébé et un repli sur soi. Parallèlement, l’autre système de survie du nourrisson qui n’est pas celui de la recherche de proximité d’autrui, est suractivé. Il s’agit du système de panique, où l’enfant se trouve en état d’alerte avec pour seul objectif de retrouver de la sécurité, ce qui ne laisse pas de place à l’exploration curieuse de son environnement[iii]. Il est alors en quête d’une figure protectrice et met tout en œuvre – cris et pleurs – pour attirer l’attention du parent. Le contact physique apaise ce système d’alerte, notamment par le biais de la sécrétion d’ocytocine favorisée par le toucher, et cet apaisement se manifeste par une réduction de la fréquence des pleurs[iv]. Ainsi, les nourrissons ayant bénéficié d’un degré élevé de proximité physique et de sécurité affective présentent ensuite de meilleures compétences émotionnelles et relationnelles[v].

Ainsi, dans la lignée des travaux de John Bowlby et Mary Ainsworth sur l’attachement, de nombreuses recherches ont mis en évidence que, plus le lien d’attachement entre parent et enfant était sécure, plus cela permettait à l’enfant d’explorer l’environnement de manière autonome sans avoir besoin d’attirer en permanence l’attention de l’adulte. Cette sécurité de base acquise au cours de l’enfance détermine également, en partie, l’aisance avec laquelle une personne pourra tisser des relations sécurisantes par la suite. Ces effets à long terme ont été constatés

dans une étude menée auprès de 73 nourrissons nés prématurément, ayant bénéficié du peau-à-peau avec leur maman pendant deux semaines dans le cadre d’un dispositif « kangourou ». Comparativement au même nombre d’enfants prématurés placés dans un incubateur sans contact physique prolongé, ceux qui avaient bénéficié du contact peau-à-peau avaient un meilleur fonctionnement physiologique, moins de symptômes de stress, une meilleure qualité de sommeil, un style d’attachement sécurisé avec leurs parents et de meilleures capacités d’autocontrôle dix ans plus tard[i].

Il convient donc de favoriser la proximité relationnelle autant que le soutien de l’autonomie dans le cadre du développement de l’enfant. En effet, le besoin d’autonomie fait partie des besoins psychologiques fondamentaux tels que définis par la théorie de l’autodétermination, au même titre que le besoin de proximité relationnelle[ii]. Il s’agit donc de trouver un équilibre entre les comportements qui favorisent un sentiment de proximité relationnelle en étant proche de l’enfant lorsqu’il a besoin d’être réconforté, et les comportements qui favorisent un sentiment d’autonomie en laissant l’enfant explorer par lui-même son environnement sans que l’adulte soit toujours à l’origine de ses choix. Pour l’adulte, il est donc essentiel de garder en tête ces besoins en apparence contradictoires, pour les percevoir véritablement comme des besoins complémentaires[iii].

De même, au sein du couple, le degré d’interdépendance perçue entre les partenaires ne génère pas une perte d’autonomie. Au contraire, l’acceptation de cette interdépendance conduit à un soutien mutuel qui contribue au développement des compétences de chacun[iv] et à la réalisation de projets personnels[v]. Du côté des parents et des professionnels, cette valorisation de la capacité à gérer les situations sans demander d’aide, et donc à ne dépendre de personne, représente un risque en matière d’épuisement parental ou d’épuisement professionnel. Ainsi apparaît cette forme d’illusion d’indépendance que l’on peut avoir quand on a son appartement, sa famille, son travail et nous pousse à croire qu’on doit tout assumer tout seul pour conserver un sentiment d’autonomie. On peut avoir l’impression que demander ou recevoir de l’aide est un signe de faiblesse ou d’immaturité. Mais à force de chercher à tout assumer seul au niveau de la famille ou du travail, on risque de s’épuiser. C’est ce que l’on observe avec le burnout au travail ou le burnout parental. Pourtant, les recherches précitées indiquent qu’on aurait intérêt à développer une culture de l’interdépendance où l’on valorise davantage le soutien mutuel, l’entraide, non seulement entre proches, mais à l’école et plus largement au sein de la société.

De nombreuses recherches ont déjà mis en évidence l’efficacité de la coopération pour favoriser les apprentissages. L’esprit d’équipe et les compétences de coopération sont notamment favorisés par le développement d’une interdépendance positive où les élèves sont complémentaires quant aux compétences ou moyens pour réaliser un projet commun[vi]. Cette interdépendance favorise alors l’engagement dans les apprentissages qui est un gage de réussite. De plus, la coopération peut également exister dans la relation enseignant-élève. Celle-ci n’est

pas associée à plus de laxisme de la part de l’enseignant. Au contraire, cette relation de coopération permet à l’enseignant de proposer des objectifs adaptés aux possibilités de chaque élève, ce qui favorise le développement de l’enfant et donc son autonomie.

La question de la sécurité affective apportée par le contexte scolaire a été étudiée dans le cadre d’une recherche comparative sur les pédagogies alternatives. Les élèves sont-ils trop protégés dans ce type d’écoles, ce qui réduirait leurs capacités d’adaptation à la sortie de leur cursus ? D’après l’étude menée auprès d’élèves issus de différents types d’écoles[i], comparativement aux anciens élèves de cursus scolaire classique, les anciens élèves d’écoles à pédagogie nouvelle s’adaptaient mieux à l’issue de leur scolarité lorsqu’ils arrivaient dans l’enseignement supérieur : ils présentaient un degré de bien-être supérieur, moins de symptômes anxieux et dépressifs, davantage de satisfaction par rapport à leur vie et de meilleurs résultats[ii]. Cela s’expliquait notamment par le développement de compétences psychosociales favorisant de meilleures capacités d’adaptation et un apprentissage autonome. Parmi ces compétences, une plus grande créativité et un savoir faire face aux problèmes, en cherchant à les résoudre plutôt qu’à les fuir[iii]. Ainsi, le cocon protecteur et soutenant dont avaient pu bénéficier les élèves d’écoles alternatives ne représentait pas un frein à l’autonomie. Ainsi, comme le souligne le rapport des 1000 premiers jours de l’enfant remis au ministère des Solidarités et de la Santé, « une attention particulière doit être accordée au développement de cette relation sécurisante, en particulier dans les premières années de la vie ».

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