Malgré une approche antalgique multimodale (pharmacologique et non pharmacologique), certains patients en CVO gardent des douleurs sévères, en dépit de l’augmentation progressive des doses d’opioïdes, ce qui a été attribué à la fois à la tolérance et à l’hyperalgésie induite par les opioïdes.
La kétamine offre un complément potentiellement efficace aux thérapies actuelles.
L’effet analgésique de la kétamine résulte principalement de l’antagonisme des récepteurs N-méthyl-D-aspartate (NMDA) dans le cerveau et la moelle épinière, impliqués dans la tolérance aux opiacés, la douleur chronique et la sensibilisation centrale. Les données de la littérature semblent indiquer que la kétamine à un dosage subanesthésique pourrait être efficace dans le traitement de certaines douleurs aiguës, voire chroniques, bien que des données supplémentaires soient nécessaires.
Au travers d’une revue de la littérature entre 2010 et 2019, les auteurs cherchent à savoir si son usage dans les CVO a démontré son efficacité chez les enfants atteints de drépanocytose. Cette revue a inclus 18 articles : 1 essai contrôlé randomisé, 7 études de cas/séries, 3 études de cohortes, 6 études rétrospectives ainsi qu’1 essai prospectif non randomisé non en aveugle. Il s’agit d’une littérature concernant les enfants et les adultes. La kétamine à faible dose peut signifier 0,1-0,65 mg/kg/h (0,1-0,3 mg/kg/h pour la plupart). Si l’on se concentre sur les études pédiatriques dans le cadre de la drépanocytose, on retrouve l’analyse de 6 articles :
– 2010 (Zempsky WT et al.) : série rétrospective de 5 cas enfants et adolescents qui ont été hospitalisés pour CVO. 2 des 5 patients ont obtenu un contrôle de la douleur cliniquement significatif avec une perfusion de kétamine à faible dose, et 1 patient a vu son utilisation d’opioïdes considérablement réduite. 2 patients ont manifesté des événements indésirables : l’un a souffert de dysphorie (=Trouble psychique caractérisé par une humeur oscillant entre tristesse et excitation, contraire d’euphorie) après le bolus initial, qui a persisté pendant la perfusion continue, et le second a développé un nystagmus inattendu, une hypertension et un trouble important de la vigilance.
– 2013 (Nobrega R et al.) : étude de cohorte rétrospective portant sur 85 enfants avec CVO qui ont reçu une perfusion de kétamine à dose subanesthésique en complément des opioïdes, retrouvant une diminution significative des scores de douleur et de la consommation d’opioïdes. Il y avait une plus grande diminution du score de douleur chez les garçons par rapport aux filles, une plus grande réduction du score de douleur chez les patients plus jeunes par rapport aux patients plus âgés, et moins de réduction du score de douleur pour la douleur localisée dans la poitrine par rapport à la douleur généralisée. Les patients avec les génotypes HbS/β0 thalassémie, HbS/β+ thalassémie ou HbSS/α thalassémie étaient moins susceptibles d’avoir des réductions significatives des scores de douleur par rapport aux patients avec le génotype HbSS (P = 0,018). Aucun effet secondaire neuropsychotrope ou hémodynamique n’a été enregistré.
– 2014 (Neri CM et al.) : revue rétrospective de 33 enfants hospitalisés pour CVO comparant deux hospitalisations pour chaque patient, l’une avec une perfusion adjuvante de kétamine à faible dose en plus d’une PCA d’opioïdes, l’autre sans cette perfusion. La kétamine a été interrompue chez trois patients en raison d’effets psychotomimétiques (= qui simule et provoque des manifestations psychotiques) temporaires et réversibles.
– 2015 (Sheehy KA et al.) : étude de cohorte longitudinale de 63 enfants et adolescents qui ont reçu des perfusions de kétamine à faible dose dans un centre de soins ambulatoires tertiaire pour le traitement de douleurs chroniques de nombreuses étiologies, dont seulement 3 avaient une drépanocytose. La kétamine réduisait significativement l’intensité de la douleur, mais ne modifiait pas l’apport global en équivalent morphinique. Aucun effet secondaire psychotrope, hallucinations, nausées, vomissements ou modification des habitudes de sommeil n’a été signalé, et aucun changement hémodynamique ou arythmie n’a été observé pendant les perfusions.
– 2017 (Sheehy KA et al.) : étude de cohorte longitudinale de 230 patients pédiatriques traités par des perfusions de kétamine à dose sub-anesthésique (définie comme un débit de perfusion inférieur ou égal à 1 mg/kg/h), dont environ 50 % concerne des patients atteints de drépanocytose admis pour CVO. Cette étude a retrouvé que la perfusion de kétamine était associée à des scores de douleur et à une consommation d’opioïdes réduits chez les patients atteints de drépanocytose. Dans cette étude il n’y avait pas d’effets secondaires documentés.
– 2018 (Lubega FA et al.) : essai de non-infériorité prospectif, en double aveugle, contrôlé, avec 240 enfants en CVO recevant soit 1 mg/kg de kétamine i.v., soit 0,1 mg/kg de morphine i.v. en perfusion sur 10 minutes aux urgences. La modification maximale du score de la douleur dans le groupe kétamine était comparable à celui du groupe recevant de la morphine. Cependant, le temps nécessaire à la réduction maximale du score de douleur était plus court avec la kétamine qu’avec la morphine. La durée moyenne d’action du bolus de kétamine a été de 60 minutes, alors qu’un plus grand nombre de patients du groupe morphine a continué à ressentir un effet analgésique maximal après 120 minutes. La morphine a été associée à un nombre significativement plus élevé d’échecs thérapeutiques que la kétamine (P = 0,07). Le bolus de kétamine a été associé à plus d’effets secondaires que la morphine, notamment un nystagmus transitoire, une dysphorie, des vertiges, des nausées/vomissements et une salivation.
– 2019 (Puri et al.) : étude rétrospective de 4 adolescents atteints de drépanocytose admis pour CVO traités par une perfusion de kétamine à faible dose. Ils étaient leur propre contrôle par comparaison avec une admission antérieure pour CVO. 3 patients ont diminué leur consommation en opioïdes lorsque la kétamine a été ajoutée au traitement. Les effets secondaires ne sont pas mentionnés.
En synthèse, ces résultats semblent encourageants quant à l’efficacité de la kétamine en cas d’hyperalgésie aux opioïdes, ou de tolérance aux opioïdes entrainant un échec d’analgésie par les opioïdes seuls. Cependant, il existe une grande hétérogénéité entre les études cliniques en ce qui concerne l’initiation de la kétamine, le dosage, la durée de la perfusion, la gestion concomitante des opioïdes et le protocole d’arrêt du traitement. Certains principes généraux semblent se dégager :
– La kétamine ne doit pas être proposée aux patients ayant des antécédents de convulsions, d’AVC, d’augmentation de la pression intracrânienne, d’antécédents de psychose, d’altération de l’état mental, d’hypertension labile ou d’hypersensibilité à la kétamine.
– La perfusion de kétamine à faible dose est généralement sûre et efficace comme adjuvant à l’analgésie opioïde dans la gestion de la CVO.
– L’administration de bolus de kétamine et les perfusions à dose plus élevée (> 0,3 mg/kg/h) sont associées à davantage d’effets secondaires et doivent être évitées en dehors du cadre des soins intensifs.
Bien que la kétamine à faible dose semble être sûre et efficace pour une utilisation à court terme, il existe peu de données concernant les conséquences potentielles d’une utilisation à long terme ou répétée dans le temps. Des inquiétudes ont été soulevées concernant le risque d’altération des fonctions cognitives lorsque la kétamine est utilisée de manière fréquente ou répétitive (2 à 3 fois par mois) pendant des périodes prolongées (> 6 mois). L’effet d’une exposition répétée à la kétamine, en particulier sur le cerveau en développement, reste inconnu. L’évaluation prospective de la perfusion intermittente de kétamine à faible dose chez les patients atteints de drépanocytose devrait inclure des évaluations cognitives soigneusement contrôlées, en tenant compte des effets connus de cette maladie sur la fonction cognitive.
A systematic review of ketamine for the management of vaso-occlusive pain in sickle cell disease. Harris EM, Vilk E, Heeney MM, Solodiuk J, Greco C, Archer NM. Pediatr Blood Cancer. 2021 Jul;68(7):e28989.
Commentaire Pédiadol
Ces études démontrent l’intérêt de l’association de kétamine à l’analgésie opioïde lors des crises douloureuses drépanocytaires mais la dose optimale n’est pas bien définie. En France les doses habituelles sont plus faibles que celles employées aux EU, de l’ordre de 1 mk/kg/jour.
Les publications sur la douleur de l’enfant : une sélection des plus pertinentes en 2020-2021
Dr Élisabeth Fournier-Charrière* et le groupe Pédiadol :
Dr Juliette Andreu-Gallien, Dr Anne-Cécile Chary-Tardy, Dr Sophie Dugué, Nathalie Duparc, Dr Anne Gallo, Nadège Kern-Duciau, Dr Frédérique Lassauge, Dr Frédéric Lebrun, Bénédicte Lombart, Dr Jehanne Malek, Dr André Mulder, Dr Barbara Tourniaire, Dr Elizabeth Walter, Pr Daniel Annequin
*Centre de la douleur et de la migraine de l’enfant, Hôpital Trousseau, Assistance publique – Hôpitaux de Paris