Corinne Guitton
Pédiatre, Centre de référence de la drépanocytose,
Hôpital Bicêtre, APHP, Le Kremlin Bicêtre
Les 28es Journées Pédiadol, la douleur de l’enfant (7 décembre 2021)

La drépanocytose est une hémoglobinopathie autosomique récessive liée à la présence d’une hémoglobine anormale, l’HbS (22s) qui polymérise en situation de désoxygénation, et induit la falciformation des globules rouges, qui deviennent fragiles et rigides. C’est la maladie génétique la plus fréquente dépistée à la naissance en France. En 2019, c’est un nouveau-né atteint pour 1 303 naissances (1/ 1 485 en
métropole et 1/ 461 en Outre-Mer) soit 586 nouveaux cas, dont 51 % en Ile de France. Ainsi depuis l’année 2000, date de la généralisation du dépistage sur l’ensemble du territoire français ce sont plus de 9 000 enfants qui ont été identifiés.

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Des crises de douleurs intermittentes…
L’une des manifestations cliniques de la drépanocytose est la survenue brutale, imprévisible, de crises vaso-occlusives (CVO) douloureuses, parfois hyperalgiques. Elles sont la première cause de consultations aux urgences et d’hospitalisations. Les mécanismes physiopathologiques de la douleur au cours des CVO sont complexes et partiellement élucidés. Il est admis depuis longtemps que les globules rouges rigides
peuvent obstruer la microcirculation entrainant une ischémie puis une souffrance tissulaire avec des phénomènes d’ischémie/reperfusion et déclencher l’apparition des événements de type vaso-occlusif. Mais à ce mécanisme s’ajoutent l’adhérence accrue des neutrophiles, des monocytes et des plaquettes à l’endothélium vasculaire activé, altérant la rhéologie sanguine, l’augmentation du stress oxydatif et l’activation
anormale des voies inflammatoires et voies immunitaires innées dépendantes de l’inflammasome* [1].

… A la douleur chronique…
En plus de la douleur vaso-occlusive aiguë intermittente, certains patients atteints de drépanocytose développent des douleurs chroniques. La chronicisation de la douleur peut commencer dès l’enfance et sa prévalence augmente avec l’âge. Selon les calendriers de douleur renseignés par les patients, elle concernerait 23 % des adolescents et 29 % des adultes rapportent une douleur présente 95 % des jours [2-
4]. Ces phénomènes douloureux génèrent un absentéisme scolaire conséquent, des symptômes dépressifs, une anxiété élevée ou pensées catastrophiques, une qualité de vie altérée et un recours fréquent aux structures de soins [5]. Et bien que rapportée depuis longtemps dans la littérature ce n’est que récemment qu’une définition de la douleur chronique drépanocytaire a été proposée comme « une douleur continue
présente la plupart des jours (≥ 15 jours par mois) au cours des 6 derniers mois et concernant 1 ou plusieurs localisations » [6]. En raison de la présence possible de complications chroniques liées à la maladie, comme les ostéonécroses ou les ulcères de jambes, il est distingué 3 catégories de douleur chronique drépanocytaire :
– (1) douleur chronique isolée sans présence de complication
– (2) douleur chronique avec présence de complications liées à la maladie
drépanocytaire
– (3)douleur chronique mixte.

Chez les adolescents se sont majoritairement des douleurs chroniques isolées, qui s’installent et perdurent à la suite de crises douloureuses répétées ou prolongées et paraissent inexplicables… ce qui peut entrainer une défiance des soignants et une non-reconnaissance des plaintes des adolescents. Les équipes remarquent souvent que ces douleurs chroniques s’installent plutôt dans un contexte, non seulement de crises
à répétition pouvant provoquer un stress majeur, mais dans une situation personnelle et/ou familiale difficile au plan émotionnel, scolaire, social, ce qui les rapproche des autres douleurs chroniques médicalement inexpliquées.

Mécanismes
La survenue d’un syndrome douloureux chronique chez certains patients drépanocytaires semble être secondaire à une cascade d’évènements et entre autres, par la répétition des CVO. L’environnement délétère créé par l’inflammation vasculaire, l’excès d’hème
acellulaire et la libération de neuropeptides par les cellules inflammatoires activées stimulent les nocicepteurs sur les terminaisons nerveuses périphériques. De plus, les granulocytes résidant dans les tissus, tels que les mastocytes activés, peuvent entraîner des lésions nerveuses directes. Il existe également des anomalies de conductions des voies neuronales de la corne postérieure de la moelle osseuse et au niveau du système nerveux central. Ceci aboutit à une sensibilisation du système nerveux périphérique et central, maintenant un état hyperalgésique et pouvant altérer la réponse au traitement dont le phénomène d’hyperalgésie aux opioïdes [7]. Les patients décrivent des douleurs de type nociceptif mais chez certains, il existe des composantes neuropathiques évidentes [8]. Les tests sensoriels quantitatifs révèlent une sensibilité accrue aux stimuli thermiques et/ou mécaniques chez les malades les plus symptomatiques [9]. De même, les IRM fonctionnelles retrouvent des anomalies au niveau des centres du traitement de la douleur du système nerveux central avec les zones d’activation des systèmes de perception de la douleur en hyper-métabolisme et les zones d’inhibition de ces systèmes en hypo métabolisme [10,12].

Pistes de prise en charge
La prise en charge des douleurs chroniques chez les patients drépanocytaires reste un défi. Les morphiniques très utilisés pour le traitement des CVO, ne semblent pas être les meilleures molécules pour traiter les patients douloureux chroniques, bien que très largement prescrits par de nombreuses équipes. Les récentes recommandations américaines préconisent d’économiser la prescription des opioïdes et d’utiliser des
molécules telles que la gabapentine, les inhibiteurs de la recapture de la sérotonine ou encore des antidépresseurs tricycliques bien que les données scientifiques soient encore préliminaires quant à leur efficacité [13]. Les approches non pharmacologiques (l’acupuncture, l’hypnose, les thérapies psycho-corporelles et psychothérapeutiques) ont montré également un potentiel analgésique et sont à promouvoir [14].

En conclusion
La meilleure compréhension de la physiopathologie de la douleur aiguë comme chronique chez les patients drépanocytaires est essentielle pour développer, étoffer et améliorer l’arsenal thérapeutique dans le but d’obtenir une prise en charge plus adaptée et efficace [15]. De même la prévention de la survenue des CVO est un autre axe d’action important et doit faire discuter une intensification thérapeutique dès que
nécessaire (Hydroxy-urée, programme transfusionnel, greffe de moelle osseuse) pour le bien immédiat et futur des jeunes malades atteint d’une drépanocytose symptomatique.

Références
1- Sundd P, Gladwin MT, Novelli EM. Pathophysiology of Sickle Cell Disease. Annu Rev Pathol. 2019 Jan 24;14:263-292.
2- Sil S, Cohen LL, Dampier C. Psychosocial and Functional Outcomes in Youth With Chronic Sickle Cell Pain. Clin J Pain. 2016 Jun;32(6):527-33.
3- Sil S, Cohen LL, Bakshi N, Watt A et al. Changes in Pain and Psychosocial Functioning and Transition to Chronic Pain in Pediatric Sickle Cell Disease: A Cohort Follow-up Study. Clin J Pain. 2020 Jun;36(6):463-471.
4- Smith WR, Lynne T Penberthy, Viktor E Bovbjerg et al. Daily assessment of pain in adults with sickle cell disease. Ann Intern Med. 2008. PMID: 18195334
5- Osunkwo I, Andemariam B, Minniti CPet al. Impact of sickle cell disease on patients’ daily lives, symptoms reported, and disease management strategies: Results from the international Sickle Cell World Assessment Survey (SWAY). Am J Hematol. 2021
Apr 1;96(4):404-417.
6- Dampier C, Palermo TM, Darbari DS et al. AAPT diagnostic criteria for chronic sickle cell disease pain. The Journal of Pain. 2017; 18(5): 490–498
7- Brandow AM, Zappia KJ, Stucky CL. Sickle cell disease: a natural model of acute and chronic pain. Pain. 2017 Apr;158 Suppl 1(Suppl 1):S79-S84.
8- Brandow AM, Farley R, Panepinto JA. Neuropathic pain in patients with sickle cell disease. Pediatr Blood Cancer. 2014; 61:512–517.
9- Jacob E, Chan VW, Hodge C et al. Sensory and Thermal Quantitative Testing in Children With Sickle Cell Disease. J Pediatr Hematol Oncol. 2015 Apr;37(3):185-9.
10- Case M, Zhang H, Mundahl J et al. Characterization of functional brain activity and connectivity using EEG and fMRI in patients with sickle cell disease. Neuroimage Clin. 2016 Dec 26;14:1-17.
11- Darbari DS, Hampson JP, Ichesco E et al. Frequency of hospitalizations for pain and association with altered brain network connectivity in sickle cell disease. J Pain 2015; 16:1077 – 1086.
12-Karafin MS, Chen G, Wandersee NJ et al. Chronic pain in adults with sickle cell disease is associated with alterations in functional connectivity of the brain. PLoS One. 2019 May 20;14(5):e0216994.
13-Brandow AM, Carroll CP, Creary S et al American Society of Hematology 2020 guidelines for sickle cell disease: management of acute and chronic pain. Blood Adv. 2020 Jun 23;4(12):2656-2701.
14-Williams H, Tanabe P. Sickle Cell Disease: A Review of Nonpharmacological Approaches for Pain. J Pain Symptom Manage. 2016 Feb;51(2):163-77.
15-Gupta K, Jahagirdar O, Gupta K. Targeting pain at its source in sickle cell disease. 10.1152/ajpregu.00021.2018. Am J Physiol Regul Integr Comp Physiol. 2018 Jul 1;315(1):R104-R112.

 

* : L’inflammasome est un complexe constitué de plusieurs protéines impliquées dans l’immunité innée. Il est formé à la suite de
la reconnaissance de divers signaux inflammatoires (métabolites, composants viraux, bactériens etc ;), sa composition varie selon
l’activateur et il est exprimé par les cellules de la lignée granulocytaire