Une intervention de Sébastien Rouget lors des 28es Journées Pédiadol la douleur de l’enfant (Journée Plénière 7 décembre 2021)
Pédiatre et médecin d’adolescent, Centre hospitalier Sud-Francilien, Corbeil-Essonnes

Il existe de nombreux retentissements réciproques et contradictoires entre le processus adolescent et une maladie chronique telle que la drépanocytose. En effet, l’adolescence est réputée représenter une période de fragilité psychique particulière ; celui qui la traverse doit tout à la fois intégrer les changements rapides et inédits de son corps, conserver un sentiment de continuité et répondre aux attentes sociales propres à son âge. La drépanocytose confronte l’adolescent à un double défi : s’approprier la sexualisation du corps et s’accommoder de l’état de maladie. L’enjeu de ce double travail est d’investir positivement un corps considéré comme défaillant sans pour autant se sentir diminué ; donc de développer une estime et une image de soi qui ne soient pas abîmées par la maladie.


Si la majorité des jeunes vivant avec une drépanocytose traverse cette période aussi bien que possible, certains nous amènent parfois à un sentiment de blocage ; il s’agit notamment de ces situations où des crises hyperalgiques réfractaires aux traitements surviennent. Il arrive que malgré le renforcement optimal de la prise en charge, les crises se répètent, avec le risque qu’elles altèrent durablement la confiance réciproque entre adolescent et soignants. Quelques pistes de réflexion peuvent nous aider à tenter de s’extraire de cette impasse.

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Drépanocytose et adolescence
Les conséquences de la drépanocytose sur l’organisme sont de deux ordres : des altérations sur le long terme, qui mettent en jeu le pronostic vital ou fonctionnel, et des complications brutales, difficilement prévisibles, interrompant le cours normal de la vie de l’adolescent ; il s’agit notamment des crises vaso-occlusives (CVO). Si la très grande majorité d’entre elles sont prises en charge à domicile (on rappelle que leur nombre moyen en pédiatrie est de deux par mois, d’une durée moyenne de deux jours et demi), les soignants connaissent bien mieux celles conduisant à une hospitalisation pour mettre en place une analgésie multimodale, utilisant des molécules ou des voies d’administration
incompatibles avec le domicile et nécessitant une surveillance hospitalière. L’adolescence est la période où elles sont le plus fréquente et elles représentent à cette période le principal motif de consultation aux urgences et d’hospitalisation.
Mais au-delà des complications médicales aiguës et chroniques, la drépanocytose présente le risque d’entraver le processus développemental et maturatif de l’adolescence, de renforcer les liens de dépendance aux parents, de limiter la socialisation, d’empêcher la constitution d’une identité propre avec une bonne estime de soi, bref de mettre en échec ou en différé le processus adolescent. Les jeunes vivant avec une drépanocytose partagent une expérience commune, marquée par des contraintes, entraves et interdits, du stress et une limitation du sentiment de liberté personnelle.

Suis-je normal ?
L’apparence et le regard des autres prennent à l’adolescence une place centrale. Tout adolescent est conduit à s’interroger sur sa normalité, cette question renvoyant avant tout à la sexualisation en cours. Ce questionnement – suis-je normal(e) ? – est d’autant plus présent que la drépanocytose peut avoir un impact sur l’aspect physique (par exemple ictère conjonctival ou boiterie liée à une atteinte coxo-fémorale…) et différer la puberté, notamment chez les garçons.
Ce décalage maturatif présente un double risque : celui d’entraver la construction d’une bonne estime de soi et de retentir sur les interactions sociales, ces adolescents paraissant plus immatures que leurs pairs du même âge : ils sont alors à risque d’être traités comme des enfants plus jeunes par les adultes et négligés par leurs pairs. Le retard maturatif peut aussi avoir altéré l’image de leur corps : parvenus à l’âge adulte, certains jeunes se considèrent toujours en décalage avec leurs pairs, alors que la taille adulte sera fréquemment dans la zone normale et que la puberté se sera déroulée jusqu’à son terme.
Les adolescents sont aussi très sensibles aux marques liées aux soins (cicatrices chéloïdes des voies veineuses périphériques, chambre implantable, cholecystectomie…). Mais le sentiment de dévalorisation ou de rejet n’est pas uniquement lié à la visibilité de la maladie. En effet, lorsque le corps est peu marqué, la comparaison à la norme apparaît presque plus pertinente et le sentiment de différence peut être paradoxalement renforcé. Par ailleurs, certains adolescents auront du mal à distinguer les symptômes liés à la maladie des modifications et
trahisons du corps secondaires à la puberté ; leur valeur est pourtant radicalement différente lorsqu’il s’agit du processus pubertaire normal et maturatif. Combien de jeunes garçons savent différencier une érection incontrôlée normale d’un priapisme débutant ? La maladie renforce alors le sentiment d’étrangeté face à leur propre corps que ressentent beaucoup d’adolescents. Cela peut se traduire par des
préoccupations ou des phobies diverses (peur d’être reconnu comme malade, d’aller à l’école, obnubilation par un aspect de son physique comme l’ictère conjonctival…).
Le poids peut représenter un point de fixation délicat : les comportements inadaptés de contrôle du poids sont en effet plus fréquents chez les adolescents porteurs d’une maladie chronique, en particulier les filles.
Par ailleurs, les symptômes présentés par les adolescents ne sont pas tous en rapport avec la drépanocytose. Il ne faut pas négliger les autres plaintes notamment ces « symptômes flous » fréquemment rencontrés. Que dire à un jeune qui se plaint de douleurs dans les membres ? En l’absence de drépanocytose, les parents et parfois les professionnels banalisent, évoquant des « douleurs de croissance » … Quant à la
fatigue, dont l’origine est plurifactorielle, elle reste volontiers mal évaluée, négligée au cours du suivi de ces patients. La drépanocytose présente aussi le risque de faire écran aux besoins de santé fréquents à cet âge : ainsi, il est particulièrement important de s’attacher à dépister et traiter les pathologies bucco-dentaires, l’acné et les autres dermatoses, les troubles des règles, une scoliose… Le danger est grand que ces situations soient négligées lorsque la drépanocytose est très expressive.

Vie sociale et relationnelle
A l’adolescence, le soutien par les pairs est essentiel pour s’accommoder d’une maladie. Pourtant, la drépanocytose représente parfois un frein à l’intégration au groupe : d’abord par le sentiment de différence qu’elle inspire à l’adolescent lui-même, ensuite par des contraintes et restrictions variées (nombreuses consultations, absentéisme lié aux hospitalisations, retard scolaire éventuel, interdits familiaux de
révéler la maladie, contraintes liées à certaines activités comme le sport ou la natation, l’exposition au froid, les sorties scolaires, etc.).
L’évolution erratique de la maladie rend aussi aléatoire la projection dans l’avenir, qui représente pourtant un enjeu développemental essentiel à l’adolescence. Comment s’investir dans le travail scolaire lorsque l’avenir est incertain ? Les difficultés scolaires, globalement plus fréquentes qu’en population générale, ne sont pas exclusivement liées aux absences et hospitalisations.

Vie familiale
Bien souvent, la redéfinition des rôles au sein de la famille liée à l’adolescence se passe sans grand dommage, sollicitant les capacités d’ajustement de chacun de ses membres, permettant au jeune de s’autonomiser progressivement. Mais parfois, l’adolescence est envisagée comme une menace par les parents, craignant de perdre le contrôle de cet enfant devenant grand ou d’être confrontés à des comportements
d’opposition et des prises de risques… il arrive même que les soignants partagent cette inquiétude. Le jeune, lui, est parfois déconcerté par son propre désir de prendre de la distance avec ses parents, d’autant plus qu’il a déjà souffert de séparations liées à la maladie. Il est alors possible que l’adolescence paraisse éternellement différée car elle représenterait une trop grande menace sur l’équilibre familial et qu’elle introduirait la notion de temporalité et donc la menace de mort. Ces familles vivent dans un éternel présent où l’imagination et la projection dans l’avenir n’existent plus. L’enfant adolescent apparaît sage, passif, dépendant de ses parents, peu sociable et volontiers isolé affectivement. A l’inverse, on peut aussi observer une « adolescence explosive », situation où le jeune exprime sa dépendance envers ses parents de façon hostile ; il se montre affectueux et possessif tandis que des conflits parfois violents surviennent au sujet des règles éducatives. Les conduites oppositionnelles alors observées (fugues, mise en danger…) seront moins des tentatives maladroites d’autonomisation que des comportements de fuite très infantiles ou à valeur ordalique.

Une impasse : les crises douloureuses répétées
Tous les services accueillant régulièrement des adolescents suivis pour une drépanocytose ont eu à s’interroger sur quelques situations, concernant une petite proportion d’adolescents qui, durant une période, se trouvent régulièrement hospitalisés en urgence pour « CVO hyperalgique », donnant lieu à des prises en charge variables, souvent maximalistes, parfois aussi volontairement limitées par sous-estimation ou négation de la douleur par les professionnels ! Pourtant, l’expérience de la douleur n’est pas seulement un fait physiologique, il s’agit avant tout d’un fait d’existence qui implique l’adolescent sur le sens et les valeurs de sa vie. Dans la drépanocytose, la douleur perd sa fonction de signal préventif ; comment les crises douloureuses peuvent-elles être vécues et symbolisées par les adolescents ? Lorsqu’on les interroge, beaucoup insistent sur le fait qu’il s’agit d’une expérience solitaire. Ils parlent du caractère désorganisant de la douleur
(sentiment du risque d’une destruction intérieure), sur le fait qu’elle fige le temps. Ils évoquent aussi la culpabilité fréquemment associée, que les soignants et médecins risquent de renforcer par des questions inadaptées (détermination d’un facteur déclenchant –exposition au froid, déshydratation relative, activité physique, etc. – vécue comme la recherche d’une faute). S’y associe fréquemment la peur et l’angoisse de mort.

Face à ces crises répétées, les adolescents peuvent exprimer la crainte d’une stigmatisation, d’un traitement insuffisant de la douleur (par sous-estimation de son intensité ou par suspicion d’abus d’antalgiques, voire de toxicomanie). Lors de ces situations, la question n’est bien évidemment pas de remettre en question l’expérience douloureuse, indéniable. Il s’agit plutôt d’offrir un soin complémentaire
au traitement biomédical, s’appuyant sur une approche biopsychosociale. Rechercher une souffrance ou un conflit extérieur à la drépanocytose, c’est accorder de l’intérêt à l’adolescent dans toutes les composantes de sa vie, au-delà de sa condition de
malade. De nombreux guides d’entretien sont disponibles, comme par exemple ceux qui s’appuient sur l’acronyme HEAADSSS :
• Home/environnement familial et amical
• Education : scolarité, difficultés, projection dans l’avenir
• Activité extrascolaire, place des écrans
• Alimentation et repérage des troubles des conduites alimentaires
• Drogues, tabac, ivresses, cannabis
• Sexualité
• Suicide et idéations suicidaires
• Sévices subis, recherche de violence physique, psychique, sexuelle, de négligence, y compris dans la vie numérique.

Comme pour toute maladie chronique, il est essentiel en dehors de toute crise d’organiser un temps d’annonce diagnostique différée. La drépanocytose, en règle diagnostiquée à la naissance ou dans la petite enfance, fait en effet partie intégrante de la construction de l’identité de l’enfant. Il la considère comme l’une de ses caractéristiques propres, ayant toujours vécu « avec ». Mais cette annonce diagnostique différée, adaptée à l’âge et au niveau de développement de l’adolescent, représente pour lui une première étape vers l’appropriation de son suivi et de son soin. Progressivement, il constate qu’on s’adresse à lui et non plus à ses parents, on le voit seul durant un temps de la consultation. On accorde une place de plus en plus large à ses questions (sur l’évolution, le pronostic…) mais on sait aussi les susciter, notamment en ce qui concerne la sexualité, la fertilité, la transmission de la maladie.

Il nous est arrivé, confrontés à tel adolescent revenant fréquemment pour des crises douloureuses, de proposer un mode de prise en charge complémentaire sous forme de séjours programmés itératifs de semaine. Hors de toute crise, ces adolescents expérimentaient un temps de répit dans une unité de médecine de l’adolescent, participaient à la vie de groupe, aux ateliers et animations, aux groupes de parole, rencontraient les équipes soignantes, les médecins, avaient des entretiens psychologiques et éventuellement pédopsychiatriques. Ces hospitalisations itératives, toutes les 6 à 8 semaines, répétées 3 à 6 fois, ne devaient pas entraver le traitement médicamenteux d’une éventuelle crise intercurrente, bien entendu, mais dans notre expérience, se traduisent par une diminution des sollicitations en urgence. Ces
hospitalisations prenaient aussi sens par la rencontre avec un regard bienveillant en dehors d’une CVO, l’expérience de la séparation avec le milieu familial, le travail psychoéducatif parallèle avec le ou les parents. Il s’agit d’une proposition complémentaire au reste de la prise en charge, comme l’éducation thérapeutique du patient ou la possibilité d’un séjour en centre médicalisé. En utilisant le lieu de soulagement habituel, mais en déconnectant son recours de la CVO, certains adolescents semblent trouver un bénéfice développemental certain.

En conclusion, les jeunes suivis pour une drépanocytose se présentent bien souvent comme des « ados » banaux aussi attachants et irritants que leurs pairs. Pourtant, la maladie retentit profondément sur leur construction identitaire. Bien que la majorité d’entre eux traverse l’adolescence sans grande difficulté d’ajustement malgré la maladie, certains présentent des symptômes douloureux répétés dont l’organicité
est parfois remise en cause. Adossée à une solide connaissance des interactions réciproques entre adolescence et maladie chronique, une approche biopsychosociale, comme celle développée en médecine de l’adolescent, aidera à dénouer des situations à risque d’incompréhension ou de perte de confiance entre adolescents, parents et professionnels. Malgré la maladie, on s’attachera à valoriser et promouvoir les processus normaux développementaux de l’adolescence en les protégeant de l’influence de la maladie. Loin de considérer l’adolescence comme un obstacle au suivi médical, elle sera intégrée au soin comme une évolution positive.

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