M. Lena – Psychologue de l’Unité Fonctionnelle d’Analgésie Département d’Anesthésie Réanimation Pédiatrique, C.H.U Timone, Marseille
Avec la précieuse collaboration de Wanda Paredero – Infirmière algologue
Communication au congrès Pédiadol « La douleur de l’enfant quelles réponses« , décembre 2000.
“La douleur de l’enfant, quelles réponses ?” : Cela fait 9 ans que des spécialistes de la douleur de l’enfant se mobilisent pour organiser et participer à ces journées. Au fil des années nous avons des réponses en terme d’évolution des idées et des pratiques sur la douleur de l’enfant. Les résultats de la recherche fondamentale sur les connexions médullaires, les terminaisons sensitives, les neurotransmetteurs, ainsi que les études sur les réactions de l’enfant à la douleur ont écarté définitivement le doute qui planait sur la réalité sensorielle physiologique de cette douleur et sa mémorisation. Les nouveaux outils d’évaluation (grilles comportementales, échelles diverses), les progrès dans l’utilisation des thérapeutiques antalgiques (morphine, Meopa), sont autant de réponses à la question à laquelle nous tentons de répondre dans notre quotidien professionnel, et que nous reposons ici chaque année.
Et pourtant la conclusion de “l’Enquête nationale sur la prise en charge de la douleur de l’enfant” menée dans 92 services hospitaliers, présentée ici même en décembre 1998, met en avant une difficulté en terme de déni de la douleur et de réticence à changer de comportement : “En effet lorsque la sédation de la douleur n’est pas une priorité de service, elle est souvent purement et simplement niée par les soignants qui ne ressentent par conséquent pas le besoin de modifier leur comportement dans ce domaine”.1
Les CLUD (Comité de Lutte contre la douleur) des établissement de santé, chargés de défendre et promouvoir le programme de lutte contre la douleur ont également obtenu des résultats décevants dans les différentes enquêtes et bilans sur la prise en charge de la douleur, la satisfaction des patients. Ces résultats qui comportent des réponses souvent ambivalentes sont peu conformes aux attentes, compte tenu des investissements divers.
Nous constatons donc que, malgré les efforts prodigués pour la formation du personnel dans les IFSI (Instituts de Formation en Soins Infirmiers) ou la formation continue professionnelle et la présence dans les services de “référents douleur” engagés, motivés, nous sommes confrontés à un phénomène de “résistance”.
Un tel écueil dans la prise en charge de la douleur n’est plus dû au manque de formation des équipes soignantes, à l’absence de moyens techniques et financiers, à l’impossibilité d’utiliser de nouveaux produits antalgiques efficaces, ni même à la méconnaissance du fameux “déni” qui refusait la réalité insupportable de la douleur. Alors pourquoi la persistance d’une opposition, d’un refus, d’une attitude défensive de la part des équipes soignantes ? Que signifie une telle “résistance” et comment la supprimer ?
Nous allons, après un bref rappel historique, tenter de saisir les mécanismes psychiques qui poussent les soignants à résister à leur propre effort et à leur désir d’évolution dans la prise en charge de la douleur de l’enfant. Puis nous analyserons ce phénomène de résistance dans la pratique actuelle des soignants par rapport à deux systèmes de référence conceptuels: celui de la psychosociologie et de la psychanalyse qui s’appliquent l’un et l’autre aux processus de groupe et au fonctionnement psychologique individuel. Enfin nous essayerons de proposer des solutions pour surmonter les résistances.
HISTORIQUE
Si la prise en charge de la douleur de l’enfant s’est améliorée de façon considérable ces 20 dernières années, c’est grâce à la ténacité de deux équipes pionnières qui n’ont pas craint de crier “haut et fort” sur tout le territoire français que “oui l’enfant souffre et n’est pas calmé”,2 que “la douleur de l’enfant est encore aujourd’hui insuffisamment évaluée et contrôlée”.3 Il faut rendre hommage d’une part à l’équipe d’analgésie de l’Institut Gustave Roussy (Villejuif), en particulier aux docteurs Annie Gauvain-Piquard et Evelyne Pichard-Léandri qui les premières ont observé chez l’enfant cancéreux ce comportement de repli particulier (l’atonie psychomotrice) significatif d’une extrême douleur et qui ont élaboré la DEGR première grille d’hétérovaluation de la douleur chronique de l’enfant.
D’autre part le Docteur Daniel Annequin a lui aussi défendu la cause des enfants par l’intermédiaire de l’ATDE (Association pour le Traitement de la Douleur de l’Enfant) qui organise en partenariat avec la Fondation de France et la Direction générale de la Santé, depuis 1993 des journées nationales d’information et de formation à l’UNESCO. Il a été un précurseur en développant l’unité douleur de l’hôpital d’enfants Armand Trousseau et en favorisant la diffusion des travaux concernant la douleur de l’enfant à l’aide des outils informatiques (banque de données PEDIADOL, cédérom sur la douleur de l’enfant).
Depuis 1994 avec le rapport de Monsieur le sénateur Neuwirth, la douleur est devenue une préoccupation des instances gouvernementales et des différents secrétaires d’Etat à la Santé. En 1998, à la suite de la circulaire (DGS/DH N°964 du 22 septembre 1998) de Monsieur Bernard Kouchner, le plan de lutte contre la douleur en a fait une priorité nationale de santé publique pour 3 ans. Parmi les mesures immédiates préconisées par le ministère qui nous ont fait espérer qu’enfin “la douleur de l’enfant comme celle de l’adulte ne serait plus ignorée”,il y eut la distribution d’un carnet douleur remis à chaque patient hospitalisé. Il s’agit d’un dépliant stipulant en première page, en lettres rouges :
“La douleur n’est pas une fatalité”, “Traiter votre douleur c’est possible”.
Pourquoi a-t-il fallu que les équipes pédiatriques se mobilisent pour élaborer et distribuer la version d’un carnet douleur spécifique à l’enfant avec presque deux ans de retard ? Sommes-nous devant un phénomène d’ignorance ou de résistance face à la douleur de l’enfant ? Pourquoi malgré la création d’échelles appropriées largement diffusées, la douleur des enfants n’est pas évaluée systématiquement dans les services de pédiatrie ? Peut-on interpréter l’attitude des soignants vis à vis de l’évaluation comme une résistance ?
1. La résistance dans la dynamique des groupes
Tournons nous en premier lieu, vers le courant de la dynamique des groupes élaboré par Kurt Lewin afin de cerner la notion de résistance au changement4. Lewin explique l’action individuelle et le comportement groupal comme un tout dynamique, un système de forces en équilibre : quand l’équilibre est rompu il y a une certaine inertie qui tend à rétablir cet équilibre en s’opposant à toute modification. Durant la guerre (1943), il a mené une des recherches les plus célèbres de la psychologie sociale sur la transformation des habitudes alimentaires des ménagères américaines. Il a montré que toute action exercée sur un groupe pour modifier ses propres normes entraîne l’apparition de forces qui visent à neutraliser les effets de cette pression : l’équilibre quasi stationnaire est maintenu, au prix d’un accroissement de la tension interne. Les bases théoriques lewiniennes et ses conclusions, reprises dans différents travaux de recherche, semblent pouvoir s’appliquer au modèle hospitalier et à son fonctionnement hiérarchique. Nous pouvons admettre que le groupe, constitué par les membres des équipes soignantes, ressent les modifications dans ses pratiques de travail par rapport à la douleur comme une menace pour l’équilibre du système de santé dans lequel il se trouve et auquel il est habitué. Les changements qui mettent en cause de façon trop sensible les attitudes usuelles ne peuvent pas être assimilés. Comme dans les expériences effectuées en milieu industriel, l’origine des résistances des soignants peut être en rapport avec la collectivité,l’individu ou le groupe.
- Si des changements sont instaurés à l’intérieur d’une collectivité (hôpital, clinique, institut de santé,) les résistances dépendent de la façon dont sont imposés ces changements. L’autorité responsable peut tenir compte ou pas de l’expérience des personnes intéressées. Elle leur laisse la possibilité de faire des remarques, des suggestions ou rejette toute participation.
- Les individus eux-mêmes ont tendance à résister à l’innovation à cause de l’inertie inhérente à la nature de chaque homme qui hésite devant une remise en question de ses connaissances, de ses valeurs, de ses méthodes de travail. C’est l’anxiété engendrée par la perspective du changement qui entraîne une réaction d’opposition. Il y a une peur de ne pas être à la hauteur de la nouvelle tâche, une peur de perdre un pouvoir, un prestige ou de diminuer son statut en se retrouvant en situation d’apprentissage.
- Enfin pour Lewin une des principales sources de résistance au changement est liée à l’interaction dans le groupe. Celui-ci exerce une pression qui pousse à l’uniformisation des performances individuelles. Et il existe également chez chacun une tendance endogène à éviter de se désolidariser de la norme admise par tous. Il faudra réduire cette crainte pour favoriser l’apparition de nouveaux comportements.
Lewin et ses collaborateurs insistent dans leurs conclusions sur “l’importance de l’information permanente dans toute collectivité et l’importance de la participation aux décisions”. Ils en ont déduit que les contraintes dues au changement débattues librement puis acceptées par une équipe de travail en vue de réaliser un projet qui leur tient à cœur, sont moins frustrantes que celles imposées sans possibilité de discussion préalable. C’est la décision du groupe qui aboutit à la suppression de son inertie naturelle; celui-ci est alors capable de mobiliser ses énergies pour entreprendre de nouvelles tâches.
D’après ce modèle théorique, la notion de résistance correspond à un phénomène stéréotypé qui apparaît dans les groupes en réaction à un changement.
2. La théorie de la résistance dans le concept psychanalytique
Afin de poursuivre notre questionnement sur le phénomène de résistance, il est indispensable de nous appuyer sur les apports de la psychanalyse qui nous éclairent sur le fonctionnement intra psychique de l’individu et qui ouvrent à la compréhension des comportements humains en tenant compte de l’inconscient.
Dans “L’introduction à la psychanalyse” Sigmund Freud a développé sa théorie de la résistance en ces termes : “Lorsque nous nous chargeons de guérir un patient, il nous oppose une résistance violente, opiniâtre et qui se maintient pendant toute la durée du traitement…. La résistance du malade se manifeste sous des formes très variées, raffinées, souvent difficiles à reconnaître. Cela s’appelle se méfier du médecin et se mettre en garde contre lui…. On peut dire aussi que ce sont là des traits de caractère, des attitudes du moi que le malade a mobilisé pour combattre les modifications qu’on cherche à obtenir par le traitement.”
Freud, dans sa première théorie de l’appareil psychique, distingue trois systèmes : l’inconscient, le conscient et le préconscient. Il élabore par la suite une théorie plus complète et représente le psychisme en trois parties : le ça, le moi et le Surmoi. Le ça est tout entier inconscient, le moi l’est en partie par ses mécanisme de défenses, le Surmoi également par ses moyens d’actions. Il a mis en évidence qu’il existe au centre de notre personnalité un foyer de forces psychiques inconscientes. Ces forces sont maintenues hors de la conscience par le mécanisme de refoulement.5 Pour lui la résistance est tout ce qui s’oppose dans le comportement d’un sujet analysé à la libre association des idées6 et aux progrès de la cure ; elle est la manifestation du refus à reconnaître un matériau inconscient. Le traitement psychanalytique aide le patient, à travers la relation avec le thérapeute, à prendre clairement conscience de ses préoccupations pénibles (conflits, événements traumatiques) qui ont été refoulées ; c’est ce qui lui permettra de trouver une issue adéquate aux tensions émotionnelles et instinctuelles bloquées et d’être guéri de ses troubles. Mais l’émergence de ces éléments secrets issus de l’inconscient (chocs affectifs, désirs inavoués) se produit au prix de vives difficultés. C’est pour échapper à l’anxiété éveillée par le transfert7 et le “retour du refoulé” que le patient manifeste des résistances au cours de la cure psychanalytique. Il diminue et banalise son discours, il est hostile à l’égard du thérapeute, il reste en silence.
Les résistances dans la cure psychanalytique correspondent aux défenses8 habituelles, aux stratégies utilisées par l’inconscient dans les situations difficiles de la vie pour lutter contre l’angoisse. La douleur de l’enfant doit être considérée comme une de ces situations traumatisantes.
Les concepts psychanalytiques peuvent être transposés aux soignants qui vont utiliser la résistance pour se protéger de l’anxiété engendrée par les tensions (stress) émotionnelles liées à la relation particulière engagée avec l’enfant douloureux. A cause de ce lien affectif s’établit un transfert du coté de l’enfant (et de ses parents) et un contre transfert 9 du coté du soignant.
C’est l’impact de ce contre-transfert qui crée les résistances dans la prise en charge de la douleur. En effet, en fonction de sa propre histoire le soignant va tendre à répéter auprès de l’enfant toutes sortes d’affects, de mouvements pulsionnels, libidinaux et narcissiques qui se sont constitués en lui. Il va revivre à son insu des réactions d’attachement ou de rejet, sur des thèmes d’amour et de haine qui le renvoient à des souvenirs anciens, à des images parentales archaïques intériorisées. Il est trop préoccupé par ses propres perceptions internes pour être capable de prendre en compte les besoins réels de l’enfant.
Cette relation transférentielle avec l’enfant, qui se construit autour des mécanismes de projection et d’identification, est particulièrement angoissante et culpabilisante à cause de la frustration de l’échec thérapeutique. Tout d’abord dans l’interaction avec l’enfant et ses parents, le soignant utilise la projection en ce sens qu’il leur attribue tous ses désirs, besoins et sentiments mauvais refoulés. Il projette sur eux sa propre agressivité,dépression ou souffrance. Ce mécanisme de projection est souvent la cause d’erreurs d’interprétation par rapport à la douleur ; le soignant confond ses émotions et celles de l’enfant douloureux et sa famille. Par exemple : il considérera l’enfant replié sur lui-même comme étant dépressif alors que c’est lui qui est déprimé ; il percevra les parents angoissés comme agressifs, exigeants parce qu’il se croit persécuté, ou comme détachés, rejetants parce qu’il est en “burn out” (état d’épuisement professionnel).10
De plus au cours de son enfance le soignant a formé sa personnalité en s’identifiant aux modèles parentaux ; le choix de soigner les enfants répond à ce même mécanisme d’identification. En devenant le “substitut” des parents, il risque de s’approprier l’enfant, de ne plus garder la distance nécessaire à une certaine objectivité professionnelle. S’il tente de jouer le rôle de la “bonne mère toute puissante”, qui comble les souffrances et les besoins vitaux de l’enfant ou s’il s’identifie au bébé douloureux, il va se sentir frustré dans les situations d’échec : douleur persistante, stade terminal de la maladie. Pour éviter de tels sentiments d’impuissance, d’incompétence, de culpabilité qui portent atteinte à son narcissisme, le soignant peut exprimer son agressivité en rendant l’enfant responsable et en minimisant sa douleur : “c’est de la comédie, c’est un douillet”. Il peut également réagir par le régression, ne plus être capable de prendre des initiatives face à la douleur.
Nous venons d’étudier dans la perspective psychanalytique la résistance en tant que réaction psychique individuelle, liée au contre transfert avec l’enfant douloureux. Les théories de Freud et Lewin se recoupent et se complètent, elles mettent en évidence le même principe de la dynamique de l’appareil psychique individuel et du groupe, principe qui possède des mécanismes régulateurs permettant de retrouver l’équilibre psychique antérieur. La résistance apparaît comme étant à la fois utile puisqu’elle sert à rééquilibrer le fonctionnement des individus et des groupes mais aussi gênante dans la mesure où elle entrave l’évolution et la progression.
3. Les stratégies pour dépasser les obstacles au changement
Si nous observons les comportements des équipes soignantes, nous sommes frappés par diverses attitudes paradoxales, difficiles à admettre. Et pourtant il s’agit bien des mêmes équipes qui après avoir pris conscience et dépassé le déni de la douleur, ont été les premières à lutter pour obtenir des formations, et à s’impliquer dans la prise en charge de la douleur en exigeant des prescriptions médicales, des protocoles, des moyens techniques.
Sur le terrain que constatons nous ?
La plupart des soignants évaluent la douleur de l’enfant de façon subjective, non standardisée, au lieu d’utiliser les outils d’évaluation. Certains continuent à donner les traitements antalgiques à la demande même s’ils sont prescrits “en systématique”, ont encore peur des produits rarement utilisés, moins bien connus (exemple le Fentanyl à la place de la morphine) ou des nouvelles pompes à morphine. D’autres n’osent pas appliquer le protocole établi sans avoir une confirmation par l’anesthésiste. Et surtout, malgré les connaissances théoriques acquises au cours des formations, ils ont tendance à privilégier, selon leur personnalité, une seule des composantes de la douleur (sensorielle, émotionnelle, environnementale). Ils en arrivent à oublier sa pluridimensionnalité, en particulier son retentissement émotionnel. Or : “Quand un enfant a mal physiquement, il a obligatoirement peur”.
Aujourd’hui nous rencontrons des soignants épuisés (sur le plan physique et psychique), par une “surcharge de changements” engendrée par les instances administratives en vue de l’accréditation. Les technologies nouvelles imposent de se perfectionner dans de nombreux domaines. De ce fait la douleur n’est plus vraiment la préoccupation première ni la priorité d’équipes soignantes débordées, dépassées, voire déprimées.
Quelles stratégies peut-on mettre en place pour à la fois respecter
les résistances tout en les surmontant et poursuivre l’évolution ?
Nous pouvons nous inspirer de la technique organisationnelle de Lewin qui part du principe que : “Il est plus facile de changer les habitudes d’un groupe que celles d’un individu pris isolément”. Il a démontré que pour obtenir le changement dans un groupe il faut, soit augmenter très fortement l’intensité de l’une des forces, soit diminuer celle de l’autre. Si l’on impose aux soignants des nouvelles directives de façon impérative et autoritaire, c’est une procédure qui accroît les forces de pression en faveur du changement souhaité. Une telle contrainte provoque un état de tension élevée avec l’apparition d’une agressivité accrue, d’un absentéisme, d’une baisse de l’action constructive. Son efficacité pour modifier les normes du groupe n’est guère probante, par contre elle risque de provoquer un blocage incontournable chez le soignant qui a un moi11 fragile. Celui-ci, pour lutter contre les conflits émotionnels liés à une pression constante, sera amené à investir toute son énergie dans une organisation défensive. Dans ce cas une mobilisation intensive de la défense peut se traduire par des phénomènes anxieux, des poussées dépressives qui ne trouvent leur résolution que dans des symptômes névrotiques (scrupules obsessionnels, compulsions). Ces défenses devenues pathologiques ne trouvent pas d’issue, elles vont même renforcer les résistances au changement. Le soignant bloqué dans l’évolution de ses pratiques, figé dans une attitude de repli ou d’évitement, reste fixé à telle ou telle période ou habitude révolues comme dans une cure psychanalytique qui devient interminable.
De plus, même un soignant qui a un moi fort et des défenses souples a besoin d’un temps d’élaboration psychique interne pour s’adapter aux contraintes imposées par la réalité extérieure. L’intégration réussie d’éléments nouveaux (expériences, projets, points de vue) est un processus qui s’apparente à un travail de deuil. Le psychisme humain ne peut pas appréhender et assimiler rapidement une transformation radicale de ses habitudes, de ses croyances, de ses conceptions ancrées depuis des décennies. Au cours de ce travail intérieur dynamique le soignant prend conscience de ses difficultés, de ses limites, et intègre la réalité des pertes (toute-puissance, maîtrise, sécurité, confiance en soi). L’adaptation au changement est possible grâce à cette intégration qui affaiblit la résistance.
La solution préconisée par Lewin est de réduire les forces d’opposition au changement et la tension interne des équipes , en les faisant participer à la préparation et à la mise en œuvre des modifications à apporter. Les méthodes de discussion non directives, abaissent le seuil de résistance en amenant chacun des soignants au cours d’une confrontation d’idées et d’opinions jusqu’à un point de rupture, une crise qui rend possible une modification des habitudes. La décision en groupe est le moyen le mieux approprié pour utiliser les compétences de ses membres. Elle facilite la suppression des normes anciennes et permet l’éclosion de nouvelles attitudes considérées par tous comme raisonnables. Le groupe peut alors utiliser toute l’énergie libérée pour développer son potentiel d’innovation et de créativité.
Dans ses conclusions Lewin indique qu’une fois surmontée la résistance initiale, le changement tend à se poursuivre de lui-même vers un nouvel équilibre et à devenir irréversible. Mais pour conserver cet équilibre il faut utiliser largement et régulièrement les différents modes d’expression (réunion de service, de travail, groupe de paroles) qui permettent une autorégulation du groupe. Ainsi les équipes soignantes au cours de réunions interdisciplinaires, pourront prévoir un programme et un plan d’action, faire régulièrement le point sur les réalisations effectuées, examiner les causes des échecs et proposer d’autres objectifs.
EN CONCLUSION
Au terme de notre exposé, nous comprenons que le changement nécessite un compromis entre les pulsions, les désirs inconscients et les exigences défensives du moi. Il est soumis à la fois aux interactions liées à la situation de groupe et aux caractéristiques individuelles de chacun (hérédité,expériences antérieures, force du moi).
Si la résistance est encore présente, c’est qu’elle est utile à la protection psychique des équipes soignantes, perturbées par la remise en cause de leurs habitudes de travail concernant la douleur.
Il faut la respecter car elle permet d’assimiler les contraintes, de supporter les frustrations du monde extérieur, de réagir de façon constructive aux conflits internes, de se préserver de l’épuisement professionnel. Elle a également un aspect positif dans la mesure où l’opposition n’est pas forcément l’indice d’une incapacité d’adaptation. Au contraire, le refus d’accepter passivement et rapidement les nouveautés proposées, peut être le signe d’une réflexion volontaire , d’un choix conscient.
Dans les réactions paradoxales et ambivalentes des soignants, nous retrouvons l’opposition entre l’activité consciente objective qui se situe au niveau de la réalisation des tâches et une autre activité, dominée par les angoisses inconscientes, qui concerne les relations affectives. La vie d’un groupe est déterminé par la coexistence de ces deux systèmes.
Face à un groupe social qui impose une façon de faire rigide et univoque, les soignants, incapables d’adopter ce point de vue, entreront en rébellion ou resteront passifs. S’ils reculent devant les nouvelles pratiques antalgiques c’est qu’ils n’en voient pas toujours l’intérêt, en craignent les conséquences, en critiquent à juste titre certaines implications. Pour continuer à progresser et trouver des satisfactions dans l’accomplissement de leurs tâches, ils ont besoin d’une certaine liberté,d’une souplesse, d’une marge de tolérance. C’est ce qui leur permettra de prendre des distances par rapport à la réalité et d’utiliser un éventail varié de comportements acquis par l’expérience.
La résistance est un processus psychique individuel et social que l’on peut contourner à condition d’éviter une forte pression qui engendrerait des défenses névrotiques pour certains, de laisser un temps de mise à distance pour un travail intérieur aux autres, et de faciliter les possibilités d’expression pour tous. Doit-on en conclure pour notre part que dans l’enthousiasme et le désir de réparation de la culpabilité accumulée depuis tant d’années, les spécialistes de la douleur de l’enfant, les politiques, les médias n’ont pas suffisamment fait participer les équipes soignantes ? ne leur ont pas laissé le temps nécessaire à l’intégration d’un tel bouleversement dans leurs pratiques et leurs habitudes de travail avec l’enfant malade ?
1 | Dans Actes de la 6e Journée La douleur de l’enfant, quelles réponses ? 13 novembre 1998, Paris, UNESCO : “Enquête nationale sur la prise en charge de la douleur de l’enfant dans les établissements de court séjour”. |
2 | A. GAUVAIN PIQUARD dans le film de B. Martino : “Le bébé est un combat”, TF1 1996. |
3 | D. ANNEQUIN : “Douleur de l’enfant : une reconnaissance tardive”, La Recherche, N°336, Novembre 2000. |
4 | D.ANZIEU, J.Y MARTIN : “La dynamique des groupes restreints”, PUF, le psychologue 32, Paris, 1968. |
5 | Refoulement : opération psychique en vertu de laquelle les pulsions, les chocs affectifs rejetés par la censure du Surmoi (instance morale du milieu éducatif et de la société) sont maintenus dans la partie inconsciente du moi. |
6 | Technique des associations libres : principe de la méthode de la psychanalyse qui consiste à dire tout ce qui vient à l’idée sans rien retenir, ni même ce qui est absurde ou choquant. |
7 | Transfert :lien affectif qui se développe au cours du traitement : le patient revit symboliquement les thèmes traumatisants qui hantent son inconscient, à travers leurs projections sur l’analyste qui représente une instance parentale tolérante, non punitive. |
8 | Mécanismes de défense et d’adaptation : défenses psychiques inconscientes qui sont à la disposition du moi, dés qu’une menace surgit. Ce sont : le refoulement, le déni, la rationalisation, la projection, l’identification, la conversion, la dépression réactionnelle, etc… |
9 | Contre transfert : ensemble de réactions inconscientes de l’analyste vis à vis du patient. |
10 | Syndrome d’épuisement professionnel (burn out syndrome) : ensemble de troubles psychiques et affectifs suscités par les stress relationnels inhérents aux professions d’aide. |
11 | Moi : lieu d’élaboration de la pensée rationnelle, du comportement volontaire, de la résolution du conflit. |