Justine AVEZ-COUTURIER, Pédiatre, CHU de Lille
Philippe LE MOINE, Pédiatre, CHU de Brest
Avec la collaboration d’Elisabeth FOURNIER CHARRIERE, Pédiatre spécialiste de la douleur, AP-HP, Pédiadol
in Les 29èmes Journées Pédiadol, Session : AJUSTER SON REGARD AUX BESOINS DE CHAQUE ENFANT
La SFETD a obtenu un financement de la DGS pour la conception et le développement d’un outil d’évaluation et de repérage de l’expression de la douleur à domicile chez les enfants, adolescents et jeunes adultes en situation de handicap, avec trouble de la communication.
L’objectif de ce projet mené par la commission pédiatrique de la SFETD est de créer un outil utilisable par les parents et les aidants familiaux ou professionnels du domicile, leur permettant d’améliorer la reconnaissance de l’expression d’une douleur, et de l’évaluer, chez les enfants et jeunes adultes à domicile ayant des difficultés de communication, comme dans les troubles autistiques ou psychiques, les déficiences
intellectuelles et le polyhandicap. Le but ultime de l’amélioration du repérage de la douleur est évidemment de mieux prendre en charge les troubles somatiques dans cette population.
Description de la situation et des besoins :
Chez les enfants en situation de handicap, la douleur est considérée comme sousdiagnostiquée et sous-traitée en raison de difficultés à exprimer verbalement cette douleur (1). La douleur peut s’exprimer par des troubles du comportement, « les comportements-problèmes » orientant à tort les soignants ou les aidants vers une origine psychologique et/ou psychiatrique (2,3). La prise en charge de la douleur fait
pourtant partie des principales attentes des enfants et adolescents atteints de paralysie cérébrale (4) ou d’autres handicaps, et de leurs parents (5). Si la douleur des personnes atteintes de paralysie cérébrale ou de polyhandicap avec atteinte neurologique sévère a fait l’objet de quelques études, la littérature médicale est beaucoup plus pauvre concernant la douleur des personnes atteintes de troubles du spectre autistique ou de déficience intellectuelle. L’absence ou les difficultés de communication verbale compliquent la représentation et la communication d’un phénomène subjectif et individuel comme la douleur. Les soignants sont confrontés à leurs croyances, représentations et expériences préalables. Les soignants expérimentés dans la prise en charge des enfants en situation de handicap sont sensibilisés à la problématique de la douleur ; pourtant la plupart estiment ne pas pouvoir évaluer, localiser ou traiter correctement une douleur (6). Les échelles d’évaluation existent mais elles sont encore trop souvent méconnues et insuffisamment utilisées.
La douleur est responsable d’une diminution globale de la qualité de vie car elle impacte tous les domaines (sommeil, alimentation, communication, activités quotidiennes, sociabilité, motricité et humeur). Chez les enfants avec déficience intellectuelle (DI), les conséquences de la douleur sur le fonctionnement sont plus importantes lorsque la DI est plus sévère (7). Les conséquences sur le sommeil ont également été bien rapportées (8). Mais la douleur a aussi des conséquences chez les parents : ainsi les parents d’enfants en situation de handicap ayant une douleur modérée à sévère ont un risque plus élevé de stress (9). De manière générale, les parents évoquent des difficultés à être crus ou entendus par le corps médical au sujet de la douleur de leur enfant. Ils sont conscients que les professionnels de santé ont des difficultés à évaluer et traiter la douleur de leur enfant (2,10).
Dans la pratique, ce sont souvent les conséquences de la douleur (modification du sommeil, de l’humeur, des relations, du tonus, aggravation d’une épilepsie ou de troubles du comportement) qui font office de signes d’appel et vont amener parents et soignants à se questionner sur la présence d’une douleur ou sa cause. Il est donc important qu’ils disposent d’outils pour dépister et évaluer.
En dehors de la plainte verbale, ces enfants possèdent des moyens d’expression de la douleur. Les comportements observés dans la population générale sont retrouvés : pleurs, cris, modification de la mimique faciale, agitation ou retrait, prostration jusqu’à l’atonie psychomotrice, difficultés à être consolé. Mais d’autres comportements sont spécifiquement décrits dans cette population et peuvent être plus inhabituels (11). Il peut s’agir de modifications du tonus, de mouvements anormaux, de spasticité, de réactions paradoxales (rire), de comportements d’autostimulation, d’automutilation, de bruxisme, d’agressivité, de refus des soins, de troubles vaso-moteurs (12,13). Les
échelles d’évaluation adaptées à cette population et spécifiquement conçues pour celle-ci ont donc une meilleure sensibilité que les autres outils pour détecter ou évaluer une douleur (14).
Développement du projet :
Le projet a débuté en Janvier 2022 et a été construit en s’appuyant sur :
– Des pilotes : trois médecins de la commission pédiatrique de la SFETD : Justine AVEZ-COUTURIER, Philippe LE MOINE et Elisabeth FOURNIER-CHARRIERE.
– Une équipe projet : les pilotes, une professionnelle de la société Apo Tech Care (Céline Féron), un représentant de la SFETD (Sabine Renault), et une ergonome du CIC-IT (Lille). 15 réunions.
– Un groupe pluridisciplinaire et pluriprofessionnel de 10 experts spécialisés dans le domaine du handicap avec trois réunions en visioconférence, qui ont défini les outils d’évaluation et les données à recueillir.
– Un groupe d’usagers, parents et aidants du domicile, pour valider l’utilisabilité dans la vie réelle. Deux focus groupes et des tests sur maquette.
Outils d’évaluation disponibles :
Il existe des outils de repérage de la douleur et d’autres permettant une évaluation de l’intensité. On distingue l’auto-évaluation (le sujet évalue lui-même sa douleur) qui reste le gold-standard actuellement, et l’hétéro-évaluation (la douleur du sujet est évaluée par autrui, par le biais de l’observation du comportement et/ou de paramètres physiologiques). Les méthodes d’évaluation doivent toujours être choisies en fonction des capacités de l’enfant, notamment des capacités de communication verbale.
L’auto-évaluation :
Elle est utilisable chez l’enfant à partir d’un niveau développemental de 4-5 ans environ (Echelle Visuelle Analogique ; échelle des visages révisée) (15). Elle est souvent négligée chez l’enfant en situation de handicap, alors que des études ont montré que des enfants et adolescents présentant une DI légère à modérée étaient capables d’utiliser une échelle d’auto-évaluation (16).
L’hétéro-évaluation :
L’hétéro-évaluation est basée sur l’observation du comportement de l’enfant. Plusieurs échelles d’hétéro-évaluation ont été développées et ont fait l’objet de travaux de validation. Toutes les échelles décrites sont consultables et téléchargeables sur le site de Pédiadol (https://pediadol.org/quelle-echelle-choisir-6/).
Après avis du groupe d’experts, parmi les échelles spécifiquement développées pour la population des enfants en situation de handicap, nous avons choisi :
– L’échelle GED-DI (Grille d’Evaluation de la Douleur – Déficience Intellectuelle) qui est la version francophone de l’échelle NCCPC (17). Elle permet d’évaluer la douleur de patients atteints de DI ayant une communication verbale réduite. Elle ne nécessite pas de connaissance préalable du comportement. Elle a été traduite soigneusement par une équipe franco-canadienne puis a fait l’objet d’une nouvelle validation en français, en particulier en post-opératoire d’enfants atteints de polyhandicap. Elle a été validée également dans une population d’enfants atteints d’autisme (18).
– Le Profil Douleur Pédiatrique (PDP) qui est la traduction française du « Paediatric Pain Profile » destiné à l’évaluation de la douleur chez les enfants avec polyhandicap à domicile (19). Elle a été traduite soigneusement par une équipe franco-canadienne.
Elle permet un suivi au quotidien et une meilleure communication entre parents et professionnels de santé. Un état de base doit être renseigné en remplissant l’échelle un jour sans douleur.
L’application APO « douleur des enfants avec difficultés de communication » :
Le projet a débuté activement en janvier 2022 et l’application a été lancée sur les stores mi-juillet 2022. Elle a été présentée officiellement au congrès de la SFETD à Lille le 17 novembre 2022.
L’application permet le repérage et le suivi de la douleur par les parents avec les outils choisis par le groupe d’experts et l’enregistrement des données.
Chaque compte est identifié par un identifiant mail et un mot de passe et concerne un enfant. Les supports smartphone peuvent changer, les mêmes identifiants renvoyant au même compte.
Lors de l’inscription, la famille peut remplir un profil renseignant les données démographiques, le diagnostic, les traitements habituels, les modes de communication et d’expression de l’enfant, les points de vigilance le concernant, les signes d’alerte identifiés et les facteurs favorisant la douleur dans la vie quotidienne.
Les familles peuvent ensuite éditer un passeport à partir de ces données, facilitant le partage des informations utiles pour les soins et les consultations de leurs enfants.
Il est proposé d’enregistrer chaque épisode de douleur dans l’appli, avec ses circonstances, ses causes, les traitements mis en œuvre et l’évolution ; l’application propose alors aux parents d’utiliser une des échelles d’évaluation sélectionnées.
L’utilisation du PDP nécessite d’établir au préalable le profil de base de l’enfant. Si celui-ci n’est pas rempli, l’échelle GED-DI ou l’auto-évaluation seront proposées systématiquement.
Tous les moments douloureux vécus par l’enfant sont ainsi enregistrés avec leur durée et leur intensité.
Un rapport au médecin peut être envoyé à partir des données de l’application pour faciliter les consultations de suivi. Il reprend sous forme synthétique les informations saisies au fur et à mesure des épisodes douloureux, ce qui simplifie le suivi et l’adaptation des thérapeutiques médicamenteuses ou non.
Conclusion
Nous espérons que cette application permettra une meilleure identification de la douleur à domicile chez les enfants, adolescents et jeunes adultes. Une utilisation large permettra de mieux connaître la douleur dans cette population et d’enrichir les connaissances sur les outils d’évaluation et les possibilités thérapeutiques.
Bibliographie :
1. McGrath PJ, Rosmus C, Canfield C, Campbell MA, Hennigar A. Behaviours caregivers use to determine pain in non-verbal, cognitively impaired individuals. Dev Med Child Neurol. mai 1998;40(5):340-3.
2. ANESM, éditeur. GUIDE – QUALITÉ DE VIE : HANDICAP, LES PROBLÈMES SOMATIQUES ET LES PHÉNOMÈNES DOULOUREUX [Internet]. 2017 [cité 23 sept 2021]. Disponible sur: https://www.has-sante.fr/upload/docs/application/pdf/2018-03/guide_des_problemes_somatiques.pdf.
3. ANESM. SYNTHÈSE ET OUTILS : Les « comportements-problèmes » : prévention et réponses. [Internet]. 2017 [cité 28 sept 2021]. Disponible sur: http://cra-alsace.fr/wp-content/uploads/PMB/1379_SYNTH.pdf.
4. La Fondation Motrice. Infirmité Motrice Cérébrale / Paralysie Cérébrale : Prospective [Internet]. 2009. Disponible sur: www.lafondationmotrice.org/LivreProspective/LivreProspectiveIntegral.pdf.
5. Allard A, Fellowes A, Shilling V, Janssens A, Beresford B, Morris C. Key health outcomes for children and young people with neurodisability: qualitative research with young people and parents. BMJ open. 2014;4(4):e004611.
6. Oberlander TF, O’Donnell ME. Beliefs about pain among professionals working with children with significant neurologic impairment. Dev Med Child Neurol. févr 2001;43(2):138-40.
7. Breau LM, Camfield CS, McGrath PJ, Finley GA. Pain’s impact on adaptive functioning. J Intellect Disabil Res. févr 2007;51(Pt 2):125-34.
8. Breau LM, Camfield CS. Pain disrupts sleep in children and youth with intellectual and developmental disabilities. Res Dev Disabil. déc 2011;32(6):2829-40.
9. Parkes J, Caravale B, Marcelli M, Franco F, Colver A. Parenting stress and children with cerebral palsy: a European cross-sectional survey. Dev Med Child Neurol. sept 2011;53(9):815-21.
10. Fanurik D, Koh JL, Schmitz ML, Harrison RD, Conrad TM. Children with cognitive impairment: parent report of pain and coping. J Dev Behav Pediatr. août 1999;20(4):228-34.
11. Avez-Couturier J, Joriot S, Peudenier S, Juzeau D. La douleur chez l’enfant en situation de handicap neurologique : mise au point de la Commission « déficience intellectuelle et handicap » de la Société française de neurologie pédiatrique. Archives de Pédiatrie. 1 déc 2017;25.
12. Hadden KL, von Baeyer CL. Pain in children with cerebral palsy: common triggers and expressive behaviors. Pain. sept 2002;99(1-2):281-8.
13. Stallard P, Williams L, Velleman R, Lenton S, McGrath PJ. Brief report: behaviors identified by caregivers to detect pain in noncommunicating children. J PediatrPsychol. mars 2002;27(2):209-14.
14. McJunkins A, Green A, Anand KJS. Pain assessment in cognitively impaired, functionally impaired children: pilot study results. J Pediatr Nurs. août 2010;25(4):307-9.
15. Stinson JN, Kavanagh T, Yamada J, Gill N, Stevens B. Systematic review of the psychometric properties, interpretability and feasibility of self-report pain intensity
measures for use in clinical trials in children and adolescents. Pain. nov 2006;125(1–2):143-57.
16. Zabalia M. Beyond Misconceptions: Assessing Pain in Children with Mild to Moderate Intellectual Disability. Front Public Health [Internet]. 26 juill 2013 [cité 30 déc 2013];1. Disponible sur: http://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC3854976/
17. Zabalia M, Breau LM, Wood C, Lévêque C, Hennequin M, Villeneuve E, et al. [Validation of the French version of the non-communicating children’s pain checklist – postoperative version]. Can J Anaesth. nov 2011;58(11):1016‑23.
18. Dubois A, Michelon C, Rattaz C, Zabalia M, Baghdadli A. Daily living pain assessment in children with autism : exploratory study. Res Dev Disab 2017 ; 62 : 238-246.
19. Hunt A, Goldman A, Seers K, Crichton N, Mastroyannopoulou K, Moffat V, et al. Clinical validation of the paediatric pain profile. Dev Med Child Neurol. janv 2004;46(1):9-18.
MàJ Mars 2023