La douleur n’est pas qu’une sensation, c’est aussi une émotion. Or les liens entre douleur et émotion sont bien connus, que ce soit dans la douleur aigüe ou dans la douleur chronique. Mais prenons-nous vraiment en compte quand nous cherchons à comprendre, à traiter la douleur de l’enfant sa composante émotionnelle ? Utilisons-nous ce que nous savons des émotions chez l’enfant pour mieux le soigner ?
Article « A la rencontre des émotions« , Dr Juliette Andreu-Gallien, Pédiatre, Docteur en Sciences, Paris.
Les 28es Journées Pédiadol, Journée Plénière, 7 décembre 2021.
La douleur se définit, selon l’IASP (International Association for the Study of Pain) comme « une expérience sensorielle et émotionnelle désagréable associée à, ou ressemblant à celle associée à, une lésion tissulaire réelle ou potentielle ». La douleur ne se résume donc pas à une sensation, elle est aussi une émotion, nous le savons tous et les liens entre douleur et émotion sont bien connus, que ce soit dans la douleur aigüe ou dans la douleur chronique. Mais prenons-nous vraiment en compte quand nous cherchons à comprendre, à traiter la douleur de l’enfant sa composante émotionnelle ? Utilisonsnous ce que nous savons des émotions chez l’enfant pour mieux le soigner ou les
considérons-nous juste comme des empêcheuses de tourner en rond, qui, notamment en cas d’émotions dites « négatives » (nous y reviendrons !) comme la colère, la peur, la tristesse, nous compliquent considérablement la tache au quotidien sans que nous puissions y faire grand-chose ?
A notre décharge, il faut bien dire que l’étude scientifique des émotions a longtemps été négligée. Elle ne connait un véritable essor que depuis les années 90 mais s’est développée ensuite si vite qu’un nouveau domaine des sciences est apparu : les sciences affectives. Alors que pouvons-nous apprendre du foisonnement récent de la recherche dans ce domaine ?
Les émotions : un monde vaste
On reconnait classiquement des émotions de base ou primaires : la peur, la colère, la tristesse, le dégoût, la joie mais ce ne sont pas celles que nous ressentons le plus au quotidien. En effet, nous faisons le plus souvent face à des émotions plus subtiles, discrètes et complexes dites secondaires comme la honte, la culpabilité, la frustration etc. Pour certains auteurs, les émotions secondaires seraient le fruit de l’association d’émotions primaires : la surprise et la tristesse pour la déception, la colère et le dégoût pour l’hostilité par exemple.
Si la palette des émotions semble infinie, ce qui génère des émotions, mais aussi la manière de les exprimer, dépendent bien évidemment de plusieurs paramètres dont la culture, l’éducation, les expériences passées, l’état d’esprit. L’intensité de l’émotion peut également varier chez un même individu par exemple en fonction des moments de la journée, du niveau de fatigue.
Certaines émotions sont dites négatives, d’autres positives en fonction de l’expérience qu’en fait la personne. Aux termes négatifs et positifs, il serait plus juste de substituer les termes désagréables et agréables pour les raisons suivantes.
Une émotion dite négative comme la tristesse s’accompagne d’un mal-être qui témoigne que quelque chose ne va pas dans la situation présente. Cette fonction de signal est utile et n’est donc pas négative.
Une émotion dite négative peut avoir des effets positifs. Il a été montré par exemple dans une étude expérimentale où l’on demandait aux participants d’affronter une situation de négociation que susciter de la colère chez les personnes se percevant comme ayant de
faibles capacités de négociation augmentait leur performance (Van Kleef et Côté, 2007).
Les termes négatif et positif sont porteurs bien souvent d’une connotation morale favorisant la confusion entre émotion et comportements induits par l’émotion. Éprouver de la colère lors d’un événement n’est ni bien, ni mal. C’est un signal (indépendant de notre volonté) qu’il convient d’écouter. Pour aller un peu plus loin, penchons-nous plus en détail sur ce qu’est une émotion.
Et oui, au fait, qu’est-ce qu’une émotion ?
Il est classique de dire, non sans humour, que tout le monde sait ce qu’est une émotion jusqu’à ce qu’on lui demande d’en donner une définition. De fait, les définitions sont nombreuses, les auteurs choisissant souvent de mettre l’accent sur l’un ou l’autre des différents aspects de l’émotion (les facteurs déclenchants, les modifications physiologiques ou le ressenti subjectif par exemple).
Nous utiliserons ici la définition simple qu’en donne Rebecca Shankland qui décrit l’émotion comme « une expérience physique et psychique associée à une situation ou un événement » (Shankland, 2012).
Il s’agit d’un processus rapide dont le déclenchement est fondé sur la pertinence de l’événement rencontré (pour nos buts, nos valeurs) et qui comprend 5 composantes sur lesquelles nous nous arrêterons successivement.
(1) une expression (faciale, vocale ou posturale)
(2) une motivation (la tendance à l’action)
(3) une réaction corporelle (réaction du système nerveux autonome)
(4) un sentiment subjectif, souvent le seul accessible à la conscience, qui permet
la verbalisation de ce que l’on ressent « je suis en colère »
(5) une évaluation cognitive
(1) Une expression
L’ expression émotionnelle a été la composante la plus étudiée. Darwin déjà, en 1872, consacrait un ouvrage à l’expression des émotions chez l’homme. Parmi les expressions, la recherche s’est surtout concentrée sur les expressions faciales des émotions. On a pu ainsi, dans la théorie des émotions de base, identifier des expressions faciales spécifiques aux émotions dites « primaires » que sont la joie, la peur, la colère, la tristesse, le dégoût (et la surprise pour certains auteurs). Selon cette théorie, en réponse à une réunion de conditions dans l’environnement, un système cérébral spécifique présent chez chaque humain (et donc universel) déclencherait une émotion spécifique, caractérisée par une
expression faciale et une réaction du système nerveux autonome. Ainsi à chaque émotion primaire, correspondrait une expression faciale et une réaction corporelle particulière. Si cette théorie est au moins partiellement remise en cause aujourd’hui, du fait notamment d’études récentes interrogeant le caractère universel de la reconnaissance des émotions, il n’en demeure pas moins, que l’expression, notamment faciale est une composante essentielle de l’émotion. Elle permet en effet, une communication de son état intérieur à l’entourage et constitue ainsi une aide à l’interaction avec autrui.
Nous avons en effet tendance, et ce de façon automatique, à imiter les expressions émotionnelles d’autrui : devant une photo montrant un visage douloureux, nous allons nous aussi avoir une expression de souffrance. Cette expression de souffrance va de plus au niveau cérébral s’accompagner d’activation des circuits de la douleur. Cette imitation est importante pour mieux appréhender les émotions de l’autre. Il a ainsi été montré que le blocage de l’imitation faciale rendait plus difficile l’identification des émotions d’autrui. Ainsi le fait de bloquer l’imitation faciale empêcherait de comprendre si un sourire exprime la joie, la tendresse, la compassion ou l’ironie (Niedenthal. P, 1999).
De même, l’injection de toxine botulinique dans la zone des sourcils rend incapable de reproduire les expressions de colère (du fait de la paralysie induite) mais s’accompagne également au niveau cérébral d’une moindre activation des zones permettant le ressenti
de l’émotion d’autrui (Hennenlotter, Cerebral Cortex, 2009).
Ainsi comprendre les émotions d’autrui passerait par la reproduction des mouvements du visage de l’autre puis la perception intérieure des mouvements reproduits pour aboutir à un état affectif interne que l’on peut interpréter. Notons enfin que cette imitation faciale est facilitée par le contact oculaire. Éviter le regard est une bonne façon d’éviter d’avoir à ressentir les émotions d’autrui et nous nous limitons le plus souvent à imiter les expressions faciales des personnes dont nous nous soucions vraiment.
(2) Une motivation : tendance à l’action
Comme l’étymologie latine du mot nous le suggère, l’émotion est ce qui nous met en mouvement (e : hors, motio : notion de mouvoir/mouvement), nous motive à agir.
Ainsi, l’émotion facilite certains comportements et en détermine l’intensité modifiant ainsi la relation entre le stimulus (l’événement) et l’individu. Il a par exemple été montré que les émotions dites positives, comme la joie, augmentaient notre niveau d’énergie et la motivation à surmonter les obstacles éventuels mais aussi qu’elles nous rendaient plus flexibles et plus créatifs (et donc plus à même de résoudre des problèmes). Ainsi il a été montré dans une étude réalisée auprès d’internes en médecine que le groupe de médecins chez qui on avait induit des émotions positives (en leur offrant un cadeau), faisait de meilleurs diagnostics et proposait des traitements plus adaptés que les autres médecins (Emmons, 2008).
(3) Réactions corporelles
Cette composante comprend la réaction du système nerveux autonome qui commande de nombreuses modifications physiologiques comme la modification des rythmes cardiaques et respiratoires, du diamètre des vaisseaux, la sécrétion d’adrénaline, de glucose etc… Ces modifications sont dites adaptatives rendant possible la mise en œuvre d’actions urgentes. Si tout le monde s’accorde à dire que la réaction corporelle participe à l’émotion, son rôle a été (et est toujours en partie) au cœur de débat passionnés. Se sont ainsi opposés les « périphéristes » et les centralistes. A la fin du XIXème siècle, les psychologues William James et Carl Lange, périphéristes, défendent la théorie selon laquelle le ressenti de l’émotion ne serait que la conséquence de la perception des modifications corporelles périphériques. Autrement dit, nous avons peur parce que notre rythme cardiaque s’accélère, nous avons honte parce que nos joues s’enflamment
(et non l’inverse selon l’idée dominante). Les physiologistes américains Walter Canon et Philip Bard s’opposent à cette idée en proposant une théorie « centraliste » des émotions défendant que la source de l’émotion est dans le système nerveux central et non périphérique. Si des résultats d’études montrant par exemple que des lésions du système nerveux périphérique n’empêchaient pas de ressentir des émotions, ou qu’il n’était pas possible d’induire des émotions en modulant les sensations corporelles (par exemple en accélérant le rythme cardiaque en injectant de l’adrénaline), ont invalidé la théorie périphériste dans sa version initiale, ce sujet est encore débattu aujourd’hui.
Ainsi d’éminents spécialistes en neurosciences affectives comme Antonio Damasio et J. Prinz considèrent aujourd’hui que les réactions corporelles ont un rôle précoce, les émotions étant avant tout des perceptions des modifications corporelles, là où pour d’autres théoriciens, les modifications corporelles seraient une conséquence des processus impliqués dans le déclenchement de l’émotion. La question de la représentation cérébrale des modifications corporelles, de son rôle dans le déclenchement du ressenti émotionnel est au cœur des recherches et réflexions actuelles.
(4) Sentiment subjectif
L’expérience émotionnelle subjective souvent appelée sentiment est le ressenti personnel et subjectif de l’émotion. Seule composante accessible à la conscience le plus souvent, elle permet d’étiqueter l’émotion ressentie : « je suis triste ». Il est admis que ce ressenti émotionnel dépend d’au moins quatre dimensions : la valence (caractère agréable ou non), la dominance (sentiment de pouvoir contrôler ou non l’événement auquel on est confronté), l’imprévisibilité (sentiment que l’élément qui se produit n’est pas prévu) et l’activation (notion associant le fait de se sentir fatigué ou éveillé et le degré d’activation du système sympathique). Au-delà de ces dimensions (au sein desquelles, seules la valence et l’activation ont surtout été étudiées), de nombreuses théories considèrent que cette partie consciente de l’émotion serait le résultat de l’intégration de l’activité de régions cérébrales impliquées dans toutes les composantes de l’émotion.
(5) L’évaluation cognitive
Loin d’opposer émotion et cognition, les théories actuelles s’intéressent à la composante cognitive de l’émotion. Ainsi la théorie de l’évaluation cognitive s’intéresse à ce qui permet le déclenchement d’une émotion et donc aux mécanismes cognitifs d’interprétation de
l’événement permettant qu’une émotion naisse, se développe, se différencie en une émotion particulière (joie, peur, honte etc…). Cette évaluation repose sur l’étude de critères qui vont déterminer la nature et l’intensité de l’émotion. Ainsi, dans une situation donnée,
seuls des éléments pertinents en terme de buts à atteindre, de besoins ou de valeurs pour un individu particulier, à un moment précis vont induire une émotion. Plusieurs éléments du stimulus vont être analysés avant de produire une émotion : la nouveauté de l’événement, sa valence, sa pertinence par rapport aux besoins/buts de l’individu, la possibilité de contrôle sur la situation, la conformité aux normes sociales et culturelles. L’amygdale cérébrale aurait un rôle important pour l’évaluation de la pertinence affective d’un événement. Une émotion est ainsi un indicateur de pertinence : on ne déclenche une émotion que devant un événement ou situation importante pour nous, nos besoins, nos valeurs.
Rôle des émotions
Comme nous l’avons déjà évoqué tout au long de cet écrit, les émotions sont utiles.
Elles permettent de nous alerter et de nous mettre en mouvement, de nous adapter à une situation. Par exemple, ressentir de la peur va nous conduire à adopter un comportement visant à nous mettre à l’abri ou à arrêter un comportement dangereux. A l’inverse, ressentir de la joie, peut nous alerter d’une opportunité à saisir. Sorte de boussole interne, les émotions ressenties nous alertent sur l’adéquation (en cas d’émotion agréable) ou la non adéquation (en cas d’émotion désagréable) entre une situation, un événement et nos besoins, nos valeurs, nos buts. Ressentir une émotion c’est finalement tout sauf irrationnel !
Les émotions ont aussi une fonction de communication. Les manifestations physiques émotionnelles sont perceptibles par l’entourage qui peut ainsi être informé de notre état et s’y adapter, voire nous apporter de l’aide. Si mon enfant rentre de l’école l’air énervé, je vais sans doute attendre un peu avant de lui demander de ranger sa chambre (du moins, cela serait sage !) et donc je m’adapte à son état. Je peux aussi discuter avec lui de ce qui a pu se passer et ainsi l’aider. Les émotions sont une aide dans l’interaction avec autrui.
Elles vont influer également sur notre niveau de motivation et d’énergie. Ressentir des émotions positives nous permet par exemple d’affronter plus facilement les obstacles rencontrés dans la poursuite de nos buts, d’être plus persévérant.
Enfin les émotions, vont avoir beaucoup d’effets sur notre cognition : elles modulent notre attention (et donc notre perception de l’environnement), influent sur notre mémoire, nous aident à prendre des décisions surtout dans les situations complexes pour lesquels nous
n’avons pas assez d’informations et de certitudes pour prendre une décision fondée uniquement sur la logique. Les études célèbres d’Antonio Damasio de patients dont le système des émotions était altéré ont mis en évidence les conséquences dramatiques de l’absence d’émotions dans la vie quotidienne.
Régulation des émotions
Si ne pas ressentir d’émotions est un problème, être envahi d’émotions non contrôlées l’est tout autant. Savoir réguler ses émotions fait partie des compétences psychosociales définies par l’OMS et reconnues comme un déterminant majeur de la santé et du bien-être.
L’un des modèles les plus utilisés en matière de régulation des émotions est celui proposé par James Gross en 1998 qui a décrit 5 catégories de stratégies de régulation en fonction de l’étape visée du processus émotionnel.
La stratégie de sélection de la situation permet d’éviter ou d’approcher un événement à valence émotionnelle. Par ex : je quitte la pièce quand le journaliste annonce un reportage sur les attentats.
La stratégie de modification de la situation permet de contrôler l’impact émotionnel du contexte : courant lentement, je choisis d’être arbitre dans une course.
La stratégie du déploiement attentionnel permet au sujet de se centrer sur un aspect du contexte émotionnel comme par exemple détourner son regard face à quelqu’un qui est en colère.
La stratégie de réévaluation permet, elle, de donner une autre signification à une situation : si ma collègue ne m’a pas dit bonjour ce matin, c’est qu’elle est préoccupée, et non qu’elle ne m’apprécie pas.
La stratégie de modulation de réponse : cette stratégie se produit tard dans le processus émotionnel et induit de changer sa façon de réagir ou d’exprimer son émotion, par exemple cacher sa colère.
Parmi ces stratégies, les stratégies de réévaluation et de de modulation (dite aussi de suppression sont les plus étudiées).
Ce modèle a depuis été élargi et développé. En effet, de nombreuses recherches actuelles s’intéressent à la problématique de la régulation émotionnelle que ce soit sous l’angle neurophysiologique, psychopathologique ou thérapeutique. Dans notre domaine d’intérêt, la douleur, il a par exemple été montré que la douleur chronique était associée à diverses difficultés liées à la régulation émotionnelle, comme par exemple un défaut d’identification des émotions mais aussi des stratégies inadaptées de régulation comme la suppression (le fait de ne pas exprimer ses émotions), le catastrophisme, la rumination, le fait de faire des reproches aux autres ou à soi-même (Aaron. R., 2020) (Koechlin, 2018).
Une étude de 2021 réalisée chez 51 patients (de 8 à 20 ans) atteints de drépanocytose a, par exemple, montré que l’utilisation de stratégies inadaptées de régulation des émotions était associée à une augmentation des symptômes de dépression, d’anxiété et de gêne dues à la douleur (Miller, M, 2021)
Les circuits cérébraux des émotions, le cerveau de l’enfant
A la lecture de stratégies citées ci-dessus, on peut se douter que réguler ses émotions va être autrement plus compliqué pour un enfant que pour un adulte, au vu de l’importance de leur part cognitive ; mais pour aller un peu plus loin et mieux comprendre ce qu’il se passe chez l’enfant, allons faire un tour dans notre cerveau.
Si l’on emploie volontiers le terme pratique de cerveau émotionnel, on ne peut, ni au niveau neuroanatomique ni au niveau fonctionnel, identifier une telle entité. De même si l’on utilise souvent le terme de système limbique pour désigner de façon générale les circuits associés aux émotions et à l’homéostasie, ce terme demeure très vague (et ce d’autant qu’il ne recouvre pas les mêmes aires en fonction des auteurs !) et devrait être abandonné selon le neuroscientifique Joseph Ledoux, professeur à l’université de New York.
Les émotions font, en effet intervenir un grand nombre d’aires cérébrales corticales et sous-corticales (impliquées par ailleurs dans d’autres fonctions). Certaines sont décrites comme majoritairement impliquées dans le déclenchement des émotions comme l’amygdale, l’insula et le striatum ventral, d’autres dans la modulation des émotions comme les régions ventrales et dorsales du cortex préfrontal, le cortex orbitofrontal, le cortex cingulaire antérieur pour ne citer que les plus étudiées (Hélion, 2019).
La régulation des émotions repose essentiellement sur la communication entre les zones du cortex préfrontal (en particulier les régions médianes) et les systèmes sous-corticaux.
Or le cerveau humain est à la naissance très immature et les régions impliquées dans la régulation émotionnelle, au sein du cortex préfrontal principalement, sont parmi les dernières à arriver à maturité (vers l’âge de 25 à 30 ans selon les auteurs). De même les connexions entre régions corticales et sous-corticales sont très immatures chez l’enfant.
Ainsi, comme c’est le cas pour la douleur, l’enfance est une période de vulnérabilité face aux émotions : équipé pour les ressentir, l’enfant n’a pas encore les moyens de les réguler efficacement seul.
Pour illustrer cela, prenons l’exemple de l’amygdale cérébrale, région parmi les plus étudiées.
L’amygdale est une structure sous-corticale en amande (d’où son nom) très importante dans la vie émotionnelle. Décrite le plus souvent comme le centre de la peur, son rôle est loin de se limiter à cela, l’amygdale intervenant également dans l’évaluation de la pertinence affective d’un événement, le conditionnement aversif mais aussi dans la prise de décision, l’attention, la mémoire du fait de ses connexions à de nombreuses structures.
L’amygdale se développe rapidement au cours de la vie post-natale que ce soit sur le plan structurel ou fonctionnel. Ainsi des études ont montré une forte réactivité aux stimuli émotionnels dès la petite enfance et ce avec une ampleur supérieure à celle observée
chez les sujets plus âgés. Il se roule pas terre au supermarché car vous avez refusé d’acheter un paquet de bonbon, il pleure et crie sans discontinuer alors même que le soignant ne l’a pas encore touché ? Rien d’étonnant (et bienvenue au club !). En effet, alors qu’à l’âge adulte le cortex préfrontal envoie des projections capables d’inhiber la réactivité de l’amygdale, ces influences régulatrices ne sont pas disponibles chez l’enfant qui est donc dépendant de son environnement pour réguler ses émotions. Ainsi pendant la période de forte activité amygdalienne propre à l’enfance, le parent agit comme une sorte de régulateur externe pour atténuer (en cas de présence calme et rassurante) ou augmenter (s’il manifeste lui-même de la peur) la fonction amygdalienne et donc les comportements affectifs (Tottenham, 2017).
Du fait de la fragilité et de la plasticité de son cerveau, l’enfant est très dépendant de l’environnement pour sa maturation cérébrale et la qualité des soins reçus influencera sa capacité à réguler efficacement ses émotions à l’âge adulte. Si une présence adulte rassurante peut « calmer » l’amygdale, protéger contre le stress, et favoriser la maturation des structures corticales, il a été démontré à l’inverse l’influence délétère de la maltraitance et des punitions corporelles sur le développement du cortex préfrontal, notamment du cortex orbito-frontal, zone cruciale pour la régulation émotionnelle, le sens moral, la vie sociale (Schore, 1994).
Notons également que l’adolescence est une période très particulière, caractérisée par une hyperémotivité, une appétence pour la prise de risque et une augmentation des dysrégulations émotionnelles pathologiques et ce, dans un contexte où de nouveaux modes d’interactions sociales se mettent en place. Ainsi passer du rire aux larmes ou de la discussion sereine à la porte qui claque en quelques instants est quasi « physiologique » à l’adolescence. On pense que ces changements sont au moins partiellement médiés par des modifications de l’activité du striatum, de l’amygdale et du cortex préfrontal générées par l’augmentation des hormones sexuelles. Cette maturation modifie aussi
considérablement les connexions entre les régions du cortex préfrontal et les régions sous-corticales (Guyer, 2016).
A la rencontre des émotions : en pratique
En quoi ce que nous savons des émotions peut nous éclairer, nous aider quand nous rencontrons un enfant douloureux ?
D’abord et c’est sans doute le plus important, nous permettre de changer de regard.
Ici toutes les émotions sont les bienvenues !
Puisque les émotions qu’elles soient agréables ou désagréables, sont très utiles, indispensables même, faisons-leur de la place.
En effet, il est nécessaire pour un enfant de se sentir accepté y compris quand il manifeste des émotions désagréables. Avoir des adultes qui supportent de le voir dans cet état, lui apportent de l’aide, va l’aider à développer un sentiment de sécurité indispensable à son bon développement (cf la théorie de l’attachement).
« Refuser » les émotions désagréables que ce soit par la critique ou le fait de survaloriser ou de ne valoriser que les situations où l’enfant ne manifeste pas d’affects dits négatifs peut induire chez l’enfant le sentiment que c’est mal de ressentir de la tristesse, de la colère et ce d’autant qu’il y a souvent confusion entre l’émotion et le comportement (taper quand on est en colère est inacceptable mais on a tout à fait le droit d’être en colère). Or, ressentir de la colère, de la tristesse ou tout autre émotion n’est ni mal, ni bien et c’est indépendant de notre volonté ! De plus, les stratégies de « suppression » où l’on masque les signes extérieurs de l’émotion sont très coûteuses : elles empêchent de
recevoir de l’aide de l’extérieur alors même que « l’orage » interne corporel n’est en rien calmé par l’absence d’expression.
Et si nous échangions nos « ne pleure pas », « oh non, ne te fâche pas », nos « chut, chut », (même prononcés le plus doucement de monde et avec la meilleure des intentions) par une attitude, une posture qui diraient à l’enfant « ici, toutes les émotions sont les bienvenues ! ».
Vous avez un message !
Nous l’avons vu, les émotions sont un détecteur de pertinence puisqu’elles nous signalent que quelque chose d’important se produit. En effet, seuls les événements pertinents pour nos besoins, vos valeurs, nos buts sont à même de déclencher une émotion. Une émotion finalement n’est jamais irrationnelle : on a toujours une bonne raison d’en ressentir une. Il ne s’agit ni d’un hasard, ni d’un caprice encore moins d’une
manœuvre manipulatoire.
Alors face à ces émotions, surtout face à celles que nous jugeons disproportionnées, envahissantes, non justifiées, pourquoi ne pas adopter une attitude de curiosité bienveillante : « Tiens, cette émotion, que vient-elle dire/me dire ? » « Qu’y a-t-il de si important que l’on doive le manifester si fort ? ».
Identifier le besoin sous-jacent est parfois facile, et souvent très utile. Il est toujours possible d’essayer de distraire un enfant qui a faim mais il est plus efficace de lui donner à manger ou de prévoir les soins en dehors des heures des repas. A l’opposé, il est aussi des situations où l’on ne comprend rien, où « rien ne marche » et où il faut prendre le temps de décortiquer ce qu’il se passe, à distance, avec l’aide d’un psychologue (c’est le cas par exemple de la phobie des soins où un « pas de côté » est souvent nécessaire).
A écouter aussi, le silence des émotions : comment se fait-il que cet enfant, dans sa situation n’exprime aucune émotion ?
Quoiqu’il en soit, gardons en tête que l’expert, c’est l’enfant et que, même s’il a besoin de notre aide pour mettre des mots, mieux comprendre, c’est lui qui a les réponses.
Enfant envahi cherche adulte régulateur (et donc régulé !)
Nous l’avons vu, il est difficile pour l’enfant (et l’adolescent !) de maitriser ses émotions qu’il subit souvent de plein fouet. Cela nous amène à changer de regard et à ressentir plus d’empathie envers l’enfant qui subit lui aussi ses crises, ses cris, ses pleurs sans pouvoir y faire grand-chose. Nous savons, quand cela nous arrive, comme il est désagréable d’être envahi par nos émotions et pourtant nous sommes plus à même de les réguler (enfin normalement !).
Alors que fait l’enfant, avec son cerveau immature ou en plein remaniement, pour assurer sa régulation émotionnelle ? Il se sert de nous ! Notre attitude est donc essentielle : parce qu’elle va aider ou non l’enfant au quotidien, parce qu’elle va constituer une base d’apprentissage pour l’enfant mais aussi parce qu’elle va influer sur la façon dont se développeront les structures cérébrales importantes (comme le cortex orbito-frontal) pour sa vie affective et sociale.
Alors comment accompagner au mieux les enfants ?
Être calme
Le référencement social est un exemple courant de la façon dont les enfants s’appuient sur les adultes (en particulier leur parents) pour naviguer dans leur paysage émotionnel. Ainsi une attitude apaisante, des gestes doux, lents et calmes vont transmettre à l’enfant « qu’il n’y a rien à craindre » parfois beaucoup plus efficacement qu’un tourbillon de paroles « rassurantes ».
Se connecter avant tout
De prime abord, nous avons tendance devant une émotion à expliquer, raisonner (et nous sommes très souvent surpris que les enfants ne se rangent pas à notre opinion pourtant si logique et justifiée) ou bien à essayer de distraire l’enfant. Mais, trop envahis par l’émotion, les enfants ne sont tout simplement pas capables d’entendre notre joli raisonnement et sont peu sensibles à la distraction. C’est un peu comme si quelqu’un venait nous dire, alors que nous sommes tombés au fond d’un trou, de regarder les jolis papillons qu’il y a dehors…
C’est à nous, adultes, de rejoindre l’enfant là où il se trouve : parfois l’inviter à sortir suffira, d’autre fois il faudra lui tendre la main, parfois enfin il faudra aller le chercher et le prendre dans nos bras pour remonter.
Aller chercher l’enfant là où il est, c’est avant tout se connecter à lui : en se mettant à sa hauteur, en cherchant son regard (rappelez-vous, en plus cela va nous aider à mieux comprendre ce qu’il ressent !), en le touchant avec douceur (l’émotion est très ancrée dans le corps, passons donc par lui !). Parfois bien sûr, l’enfant est submergé et rentrer en contact avec lui est bien difficile ; il n’y a parfois rien à faire qu’à offrir notre présence chaleureuse le temps que l’orage émotionnel se dissipe… mais c’est déjà beaucoup !
Utiliser le corps
Nous l’avons vu, la dimension corporelle de l’émotion est essentielle : le cœur bat plus vite, la respiration s’accélère, le visage rougit ou pâlit et toutes ces sensations participent au ressenti affectif de l’émotion. A nous donc d’utiliser le corps pour apaiser : toucher avec douceur, faire souffler doucement, mettre en mouvement, faire décrire les sensations etc… De plus, les stimulations sensorielles douces peuvent être source de sécrétion d’ocytocine qui contre l’effet du stress.
Mettre des mots
Nous en avons tous fait l’expérience, raconter ce qui ne va pas, mettre des mots sur ce que l’on ressent soulage mais saviez-vous que le fait « d’étiqueter » ses émotions permettait de calmer l’amygdale ?
Alors osons poser des questions avec douceur et bienveillance « comment te senstu ? », faire des hypothèses sans oublier de demander à l’enfant si c’est bien ce qu’il ressent « j’ai l’impression que tu es triste, est-ce cela ? », chercher les besoins sousjacents « est-ce que ? Est-ce parce que… ? ». Les enfants font parfois preuve d’une précision remarquable comme cette petite fille de 5 ans à qui je demandais si elle était
triste qui m’avait répondu : « non, je ne suis pas triste, je suis vexée ». D’autres seront incapables de préciser ce qu’ils ressentent mais apprécieront sans doute notre effort pour comprendre ce qu’il leur arrive.
A distance d’une période difficile, les émotions étant très liées à la mémorisation, revenir avec l’enfant sur ce qu’il s’est passé, lui faire raconter l’histoire sera pertinent. La chercheuse, Mélanie Noël a présenté l’année dernière au congrès Pédiadol 2020 comment les souvenirs de l’expérience douloureuse pouvaient être déformés (avec parfois une exagération a posteriori de la douleur ressentie) et comment les parents pouvait aider les enfants à organiser leurs souvenirs de manière plus positive (vidéo de l’intervention disponible sur https://vimeo.com/510348423).
Cultiver les émotions positives
Si nous avons surtout parlé des émotions désagréables, n’oublions pas de faire la place aux émotions agréables. Elles aussi sont des signaux à écouter !
De plus, comme nous l’avons vu, elles augmentent notre niveau d’énergie, notre motivation et nous aident à résoudre les problèmes.
Il a également été démontré que générer des affects positifs pouvait contrecarrer les effets des émotions négatives sur la santé physique. En effet il a été montré que pour rétablir le fonctionnement physiologique après un événement stressant, les émotions positives étaient particulièrement efficaces : c’est l’« undo effect » (Fredrickson, 1998, 2000).
Nous l’avons vu, notre attitude à nous adultes est essentielle pour l’enfant : parce qu’elle va aider ou non l’enfant au quotidien, parce qu’elle va constituer une base d’apprentissage pour l’enfant mais aussi parce qu’elle va influer sur la façon dont se développeront les
structures cérébrales importantes pour sa vie affective et sociale. Quel défi !
Mais comment être un « régulateur » émotionnel si nous sommes nous-mêmes envahis par nos émotions ? Les émotions de l’autre, en particulier celles des enfants (et de leurs parents) sont particulièrement difficiles à supporter parfois et ce d’autant que notre culture, notre éducation ne nous ont pas toujours préparés à faire face à ces tempêtes émotionnelles (et à celles que nous ressentons en retour). Et si nous
devions, avant tout, en tant que soignants, tous progresser face aux émotions. Au niveau individuel, en s’autorisant à en ressentir, en cherchant à mieux les identifier, les écouter, les réguler mais aussi au niveau collectif et organisationnel en donnant la permission à nos collègues d’en ressentir, en les respectant, en offrant notre soutien, en accordant de la reconnaissance.
Émotion et sensation, deux faces indissociables d’une même pièce : la douleur
A la fois sensation et émotion, la douleur est une expérience complexe et difficile à appréhender. Les recherches récentes en neurosciences affectives éclairent cette problématique d’un jour nouveau en donnant une plus grande place aux émotions et nous promettent des découvertes passionnantes. A nous soignants de changer notre regard pour penser aux deux (émotions et sensations), s’adresser aux deux, traiter les deux et ainsi mieux prendre en charge les patients, en particulier les enfants.
Bibliographie
• Aaron RV. Emotion regulation as a transdiagnostic factor underlying co-occurring chronic pain and problematic opioid use. Am Psychol. 2020 Sep;75(6):796-810
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